10/12/2022

Définition de la gauche et de la droite : cas d'école

J'ai déjà écrit plusieurs articles sur ce blog portant sur la définition de la gauche et de la droite. Plus récemment, parmi les milieux sceptiques et zététiciens que je connais et que je fréquente, une définition semble s'être imposée par rapport aux autres, celle défendue par le vidéaste TzitzimitlDans mes milieux, tout le monde ou presque la connaît :

« - On est de gauche quand on veut changer le monde, créer une société nouvelle qu'on croit meilleure.

- On est de droite quand on accepte le monde tel qu'il est, ou qu'on souhaite le faire revenir à un état passé. »

Cette définition n'a pourtant rien de novateur et correspond même en grande partie à la définition « historique » de ces deux termes, celle qu'on trouve le plus fréquemment dans les dictionnaires. Elle m'avait toujours dérangé de par ses failles évidentes, que j'exposerai après. La vidéo suivante a au moins le mérite de remettre les points sur les i :



Pour résumer brièvement les critiques à son encontre :

- il s'agit d'une définition qui est simple en apparence, mais qui nécessite en pratique de nombreux ajustements et interprétations pour coller à la définition de ce qu'on entend habituellement, aujourd'hui, par « gauche » et par « droite » respectivement.

- avec un peu de mauvaise foi, on pourrait facilement prétendre que toute idée qui n'aurait jamais été préalablement mise en pratique serait automatiquement de gauche. Inversement, on pourrait considérer que toute idée qui aurait déjà été mise en pratique dans le passé serait automatiquement de droite.

- cette définition peut facilement sous-entendre une vision fortement linéaire du progrès humain, idée qui est aujourd'hui vivement discréditée.

En fait, ce qui me dérange dans la définition de Tzitzimitl, malgré son caractère en apparence flatteur pour la gauche, c'est son côté « balle dans le pied », que l'on aperçoit davantage et plus clairement lorsque l'on se pose les questions suivantes, liées à toute une série de situations qui mettent cette définition à rude épreuve :

- Est-ce que les Nazis des années 1930 étaient de gauche parce qu'ils proposaient de mettre en place un système radicalement nouveau ? Certes, ils puisaient souvent leur inspiration dans un passé mythifié (et parfois très lointain), mais ils s'appuyaient aussi sur des théories et des concepts (racisme « scientifique », eugénisme, etc...) relativement nouveaux à l'époque (quelques décennies tout au plus), et pour lesquels le clivage gauche-droite n'était pas toujours très clair.

- Est-ce que les néolibéraux et les libertariens ont le droit de se revendiquer de gauche, grâce à leur vague progressisme sociétal et parce qu'ils considèrent que leur projet incarne l'avenir, sans référence explicite à un modèle passé ? 

Tzitzimitl prétend que les libéraux voudraient revenir à la société du 19ème siècle, sauf que c'est une idée qui, en pratique, est totalement absente de leur rhétorique ; en réalité, ils considèrent que la société de l'époque était beaucoup trop protectionniste et pas assez libérale, par exemple.

- est-ce que les « laïcards » xénophobes ont le droit de se dire de gauche sous prétexte qu'ils prétendent avant tout s'opposer à des conservatismes étrangers ? 

- est-ce que les personnes qui défendaient la pédophilie dans les années 1970 étaient vraiment de gauche ? 

En pratique, il y en avait aussi qui étaient de droite, même selon cette définition.

- d'après la définition de Tzitzimitl, les staliniens (et, plus généralement, toutes les personnes qui défendent des régimes communistes autoritaires existant ou ayant existé) devraient être considérés comme de droite, parce qu'en pratique ils ne proposent de créer un modèle radicalement nouveau, mais juste de défendre un régime existant ou de revenir à un genre de régime ayant déjà existé. Mais si, dans ce cas, les staliniens sont de droite (ce qu'eux-mêmes réfutent, justement à cause de leur vision linéaire du progrès), pourquoi leurs positions sont-elles à ce point aussi divergentes et aussi diamétralement opposées à celles du « reste » de la droite, sur autant de sujets ?

- le sionisme a-t-il jamais été de gauche ? La définition du Tzitzimitl suggère que oui. Plus généralement, la définition de Tzitzimitl donne raison à l'idée selon laquelle le colonialisme aurait d'abord été une idée de gauche, par exemple.

- joker : qui était de gauche et qui était de droite en Amérique au 19ème siècle ?

Personnellement, je pense qu'une définition basée sur le rapport à la notion d'égalité est beaucoup plus utile qu'une définition basée sur le rapport au passé et à l'avenir : la gauche est plus égalitaire que la droite, c'est tout.

Plus largement, il est possible de ne pas définir la gauche et la droite de façon totalement symétrique. On peut considérer que la gauche est plus égalitaire et la droite plus conservatrice, par exemple, mais cela laisse aussi de la place pour des positions qui ne sont en fait ni de gauche ni de droite. 

Cela ne concerne que rarement les personnes qui se revendiquent comme n'étant « ni de gauche, ni de droite », d'ailleurs (en général et en pratique, on les trouve beaucoup plus souvent à droite qu'à gauche de l'échiquier politique), mais plutôt des personnes qui se revendiquent parfois de gauche, voire d'extrême-gauche, mais qui défendent en réalité un renversement de la hiérarchie plutôt que des positions réellement égalitaires, ou des positions communautaristes/relativistes qui peuvent être difficilement défendues avec une « vraie » rhétorique de gauche, ou encore ce qu'on pourrait appeler des « voies de garage » de l'Histoire (voire plusieurs de ces choses-là à la fois).

Si on applique la définition de la gauche basée sur le rapport à l'égalité aux exemples ci-dessus, on obtient les résultats suivants :

- les Nazis étaient de droite, et même d'extrême-droite, en raison de leur point de vue sur les inégalités raciales ;

- les néolibéraux et les libertariens sont de droite, à cause de leur vision des inégalités socio-économiques. Leur relatif libéralisme en matière de questions de société, lorsque celui-ci existe, découle de la stricte application de principes purement idéologiques, pas vraiment d'une quelconque vision égalitaire, quoi qu'ils en disent et en pensent eux-mêmes.

- les « laïcards » xénophobes sont de droite. Leur progressisme de façade n'est qu'un prétexte pour défendre des hiérarchies selon l'origine ethnique des individus.

- défendre la pédophilie n'est en général ni de droite, ni de gauche. Cette idée a déjà été défendue par des gens de droite, même à l'époque, et elle fait courir un risque de domination bien trop grand pour qu'on la considère pleinement comme de gauche ; mais en même temps, on ne peut pas dire malgré tout qu'elle préserve l'ordre établi, donc ce n'est pas de droite. Selon la définition de Tzitzimitl, cela dépendrait principalement de si la personne en question trouve son inspiration dans l'avenir ou le passé lointain pour cette défendre cette idée, mais cela est, avouons-le, un peu bizarre ou bancal, et souligne le problème intrinsèque qu'il y a avec cette définition.

Aujourd'hui, la droite est souvent bien plus favorable que la gauche à des mesures particulièrement répressives en matière d'actes pédophiles, et pointe souvent la mollesse, voire les errements passés de la gauche dans ce domaine-là. Dans le même temps, la lutte contre la pédophilie est devenue un thème anticlérical, et les gens de gauche pointent souvent l'hypocrisie des gens de droite et d'extrême-droite en la matière.

- les staliniens et les « tankies » ne sont ni de droite, ni de gauche. Disons que suivant les époques et les pays, on peut les classer globalement à gauche, malgré tout (et en tant que personne de gauche, ça me fait du mal d'avoir à l'admettre), mais dans certains cas, parfois (notamment dans certains pays ex-communistes), ce positionnement ne reflète plus qu'une simple convention historique. Le stalinisme moderne se caractérise notamment par une vision manichéenne et plus ou moins complotiste de la politique étrangère et internationale, vision qui en soi n'est pas intrinsèquement de gauche. Malheureusement, celle-ci a pu influencer dans une certaine mesure des partis aujourd'hui devenus politiquement très puissants tels que LFI, par exemple, en France.

- le sionisme a débuté comme une idée « ni droite, ni gauche » défendue principalement par des gens de gauche (Proust le cite au côté de l'antimilitarisme, du saint-simonisme et du végétarisme comme idées associées à la défense des homosexuels), puis il est ensuite passé à droite, globalement. De façon plus générale, le colonialisme a d'abord été défendu par des gens de gauche avant de passer à droite, mais ce n'était pas un hasard vu le contexte intellectuel de l'époque et les arguments mobilisés par chaque camp. Ce qui ne signifie pas qu'en soi, intrinsèquement, le colonialisme ait jamais été une idée de gauche.

- joker : aux États-Unis, au 19ème siècle, les deux partis n'étaient pas séparés par un axe gauche-droite au sens où on l'entend aujourd'hui. Le parti démocrate était globalement soutenu par les classes inférieures (blanches), mais il avait aussi un rapport très « réactif » à la politique - là où le parti républicain et ses prédécesseurs étaient au contraire beaucoup plus « proactifs » - et défendait l'esclavage au nom d'arguments à la fois conservateurs et communautaristes/relativistes. Le parti est peu à peu devenu plus progressiste par la suite, mais il lui a fallu du temps avant d'en arriver là. Le parti républicain était quant à lui globalement plus progressiste à l'origine, mais certains de ses sympathisants, déjà à l'époque, s'opposaient à l'esclavage davantage parce que celui-ci représentait un frein à la modernité et un risque de délitement des institutions que pour des raisons vraiment égalitaristes. Il était soutenu par les classes supérieures et a progressivement dévié vers la droite ensuite, au point d'atterrir aujourd'hui à l'extrême-droite, et de représenter ainsi, à peu de chose près, l'exacte antithèse de ce qu'il fut jadis.

Pour terminer en beauté, prenons une cause qui me tient à cœur, puisque je me suis déjà beaucoup engueulé à ce sujet, notamment sur Twitter : la levée de l'anonymat dans la PMA, que nous appellerons « anti-anonymisme » par la suite, pour simplifier.

Cette cause est un cas particulier, un cas d'école, pourrait-on dire. Personnellement, d'après ma définition de la gauche et de la droite, je considère cette cause comme étant fondamentalement de gauche puisqu'elle vise à réduire certaines inégalités entre les individus, mais il est vrai qu'elle peut rassembler au-delà des clivages et être facilement être défendue avec des arguments de droite, voire instrumentalisée par la droite, notamment à l'encontre des personnes LGBT.

C'est sous ces derniers prétextes que certaines lesbiennes radicales que j'ai pu côtoyer considèrent cette cause comme étant intrinsèquement de droite, voire d'extrême-droite. Ces personnes, qui défendent des positions anonymistes en matière de PMA, vont se considérer comme de gauche selon une définition similaire à celle donnée par Tzitzimitl : elles considèrent en effet sincèrement qu'elles veulent changer les choses et créer une société meilleure. Par opposition, selon elles, les anti-anonymistes sont nécessairement de droite, voire d'extrême-droite. Ce qui est paradoxal, même (et surtout) selon la définition-même de Tzitzimitl, vu que les anti-anonymistes proposent justement de mettre en place un système entièrement nouveau, qui n'a jamais été mis en place en France auparavant !

De plus, une définition similaire à celle de Tzitzimitl leur permet de justifier leur misandrie, leur hétérophobie, et parfois même leur biphobie et leur communautarisme. Beaucoup d'entre elles ne cherchent pas à créer une société réellement plus égalitaire, mais simplement à renverser les hiérarchies existantes.

En fait, leur vision très personnelle de l'axe gauche-droite relève également d'une vision assez « linéaire » du progrès, aujourd'hui discréditée.

Mais, si l'on y réfléchit un peu, est-ce que c'est vraiment de gauche que de défendre des rapports familiaux hiérarchiques et autoritaires, ou des inégalités entre les enfants dans l'accès à leurs antécédents médicaux ou à leurs origines biologiques ? La réponse est non, bien évidemment.

En réalité, si l'on analyse en détail les arguments qu'elles utilisent sur les réseaux sociaux, on s'aperçoit vite que pour les plus sérieux d'entre eux, ils rentrent tous dans au moins une des catégories suivantes :

- les arguments « pessimistes » : l'anonymat est alors vu comme une sorte de « mal nécessaire ». Dans cette optique, l'homophobie systémique est considérée comme un problème insurmontable, au point que la levée de l'anonymat exposerait les lesbiennes au risque de voir leurs familles envahies légalement par des hommes. De la même façon, on a pu justifier le sionisme par l'inévitabilité de l'antisémitisme chez les non-juifs[1], ou le totalitarisme soviétique par la nécessité de lutter contre l'« encerclement capitaliste ».

- les arguments libéraux : la possibilité de dons de gamètes anonymes est justifié à l'aide d'un raisonnement analogue à celui qui légitime l'existence du système capitaliste chez les libertariens, c'est-à-dire un certain genre d'équivalent à la « propriété de soi » ou au « droit naturel » (certaines lesbiennes radicales semblent d'ailleurs penser que le droit de recourir à des dons anonymes serait doté d'une sorte d'existence objective).  

De façon alternative, on aura aussi droit à une rhétorique du type « race to the bottom » appliquée cette fois-ci aux droits de l'enfant. 

Paradoxalement (ou pas), les lesbiennes radicales en question semblent d'un coup beaucoup moins « libérales » lorsqu'il s'agit de légaliser les tests ADN en France.

- les arguments communautaristes ou relativistes : certaines lesbiennes radicales prétendent que l'anonymat ferait partie du « mode de vie », de « l'idéologie » ou de la « vision du monde » lesbienne. Bien évidemment, c'est complètement faux, et cet amalgame est tout à la fois essentialiste, dangereux et lesbophobe. Paradoxalement, l'idée que la levée de l'anonymat serait intrinsèquement homophobe s'appuie précisément sur ce genre d'amalgame.

- les arguments périphériques, liés à la culture politique habituelle de chaque camp. Il est vrai qu'en règle générale, et surtout en France, la droite accorde davantage d'importance à la biologie que la gauche. Néanmoins, il ne s'agit que d'une tendance, et ce n'est pas ce qui différencie fondamentalement les deux camps.

On serait bien en peine de trouver un « vrai » argument de gauche (au sens d'argument qui ferait précisément intervenir un enjeu de lutte contre les discriminations), dans le tas, et pour cause : il n'y en a pas.

De plus, si la tendance actuelle nous indique quelque chose, c'est que, loin de constituer un progrès en soi, l'anonymat serait en réalité plutôt une « voie de garage » de l'Histoire.

Donc pour résumer, l'anonymisme (y compris même lesbien) n'est ni de droite ni de gauche, tandis que l'anti-anonymisme est de gauche (ou au moins consensuel, droite et gauche confondus) mais peut parfois être instrumentalisé par la droite. Voilà.

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[1]Chez les juifs antisionistes, on trouve parfois l'assertion selon laquelle « le sionisme est pessimiste car il croit que les juifs et les non-juifs ne peuvent pas vivre ensemble » que l'on pourrait ici paraphraser par « l'anonymisme est pessimiste car il croit que les lesbiennes et les hommes ne peuvent pas vivre ensemble ». Voir aussi cet article, très intéressant.

26/06/2022

Le jour où j'ai découvert que j'étais pro-choix (partie 1)

En fait, je l'étais déjà, bien sûr, mais je n'étais pas particulièrement militant à ce sujet. Comme vous tous j'espère, j'ai été profondément choqué de la décision de la cour suprême américaine de dé-constitutionnalisation du droit à l'avortement, ouvrant la voie à l'interdiction de celui-ci par les états membres. Cela m'a rendu triste, alors même que je ne serai jamais vraiment directement touché ni impacté par cette décision.

Peut-être les juges avaient-ils raison, sur un plan strictement constitutionnel ou légal. Je n'en sais rien, je ne suis pas juriste. Ce que je sais, en revanche, c'est que cette décision aura des conséquences désastreuses, voire effroyables, pour des millions de femmes à travers le pays. C'est ce droit que la cour suprême vient de balayer d'un revers de la main, avec une si froide et impardonnable désinvolture.

Roe v Wade était une décision révolutionnaire, outrageusement en avance sur son temps, peut-être trop, même. Elle est en effet plus libérale que la plupart des législations européennes (mais j'aurai l'occasion d'en reparler). Cette décision ne pouvait qu'entrer en conflit avec la religiosité profonde d'une grande partie du pays, et attiser la rancœur de toute une partie de la population, qui y a vu la main du diable et le pouvoir des élites. 

Cette décision a engendré, à terme, un puissant ressentiment dans une toute une catégorie de la population, qui s'est sentie dépossédé du pouvoir. Certes, ces personnes ne représentent pas la majorité de la population américaine, mais ils forment un lobby extrêmement puissant, doté d'une détermination et d'un acharnement quasi-monomaniaques.

Quoi qu'ils en disent par ailleurs, ce n'est certainement pas pour des raisons humanistes qu'ils veulent interdire l'avortement (sinon, il n'auraient pas soutenu pendant quatre ans un président ouvertement fasciste, et incapable de dissimuler qu'il souhaitait interdire l'avortement pour des raisons purement et bassement misogynes) et bien davantage par dogmatisme religieux.

Certains états américains du Sud et du Centre du pays ont d'ailleurs d'ores et déjà mis en place des interdictions moyenâgeuses, plus restrictives que dans la plupart des pays du tiers-monde (non, je n'exagère même pas !)

On ne réalise pas la chance que l'on a, en France, de vivre dans un pays où l'avortement est légal à la demande jusqu'aux 14 semaines de grossesse, où la majorité de la population est favorable à la constitutionnalisation de ce droit et où l'on n'habite qu'à quelques centaines de kilomètres de pays aux délais plus généreux que le nôtre.


29/01/2022

Anonymisme et anti-anonymisme

En termes de droits reproductifs, de dons de gamètes et d'accès à la procréation médicalement assistée, on peut distinguer globalement deux types de positions : l'anonymisme et l'anti-anonymisme[1] :

L'anonymisme

Au sens large, l'anonymisme désigne toute idéologie qui défend la possibilité légale de dons de gamètes et/ou d'accouchements anonymisés. Les anonymistes défendent des actes de naissance qui ne reflètent que la parenté sociale et n'indiquent pas l'identité des parents biologiques. De plus, iels tendent à s'opposer à ce que les donneurs de sperme soient considérés comme une sorte de « père », y compris dans le seul sens de « père biologique ».

Les anonymistes sont eux-mêmes divisés en deux camps principaux :

D'un côté, l'anonymisme « strict » défend la possibilité de dons de gamètes entièrement anonymes, sans possibilité d'accès à l'identité du donneur ou de la donneuse même après la majorité de l'enfant. En France, ce courant est représenté par les Gouines contre Nature, les SoignantEs pour la PMA, la Marche lesbienne, les députés PCF, Jean-Luc Mélenchon, Daniel Borrillo et Morgane Merteuil notamment (il y en a aussi à droite, peut-être même encore davantage qu'à gauche, mais étant donné qu'ils s'opposent à l'élargissement de la PMA, ils n'entrent pas dans le cadre de la présente analyse).

Au sein de ce courant, on peut distinguer les « pragmatiques » favorables à l'accès aux antécédents médicaux, au double-guichet et/ou à la légalité des tests ADN récréatifs (Le cinéma est politique, la frange « modérée » des anonymistes stricts sur Twitter ou Daniel Borrillo, par exemple[2]) des « ultra-strict-e-s », qui s'y opposent. Ce dernier courant est devenu très rare à l'heure actuelle, en dehors de (possiblement ?) Morgane Merteuil et de la frange « dure » du lesbianisme politique

Les « ultra-strict-e-s » considèrent qu'en matière de procréation, le droit de disposer de son propre corps doit être considéré comme absolu ; cependant, cet attachement affiché à la « libre disposition de son corps » peut être mis en doute, dans le sens où iels s'opposent à la légalisation des tests ADN et même, généralement aussi, au double guichet (ou ne font, au mieux, que le tolérer lorsqu'il existe). Iels considèrent aussi que le « récit biologique » doit être combattu à tout prix, peu importe les conséquences physiques ou psychologiques pour les enfants, en prônant le nivellement par le bas en termes d'accès aux antécédents médicaux, au prétexte que ceux-ci ne pourraient être garantis ailleurs non plus. Au final, la façon dont les « ultra-strict-e-s » utilisent le slogan « mon corps mon choix » a paradoxalement plus à voir avec la façon dont les anti-vax ont récupéré ce slogan qu'avec la façon dont celui-ci était traditionnellement utilisé par le mouvement féministe.

De l'autre côté, l'anonymisme « moderne » ou « modéré » (ou encore « originiste », l'originisme comprenant aussi l'anti-anonymisme) promeut un anonymat temporaire des dons de gamètes, généralement jusqu'aux 18 ans de l'enfant. En France, cette position est notamment défendue par l'ADFH, l'Inter-LGBT, Caroline Mécary, Martine Gross, Irène Théry et le gouvernement, avec plusieurs divergences toutefois. Le conseil de l'Europe défend aussi cette position

Les anonymistes « ultra-strict-e-s » (et même, généralement aussi, les « strict-e-s pragmatiques ») considèrent l'anonymisme « moderne » comme étant une forme d'anti-anonymisme déguisé et donc intrinsèquement misogyne et lesbophobe, parce qu'iels le voient comme un moyen d'insérer symboliquement des hommes dans les familles de lesbiennes. Cependant, il va de soi que les enfants n'ont nullement l'obligation de protéger la façon dont leurs parents envisagent leur famille (et penser le contraire permettrait de justifier n'importe quel genre de dérive familialiste, y compris réactionnaire) : de fait, l'anonymisme « ultra-strict » (et, dans une moindre mesure, tous les autres types d'anonymisme, y compris moderne) n'est plus une position tenable depuis la démocratisation des tests ADN récréatifs, malgré leur interdiction en France.

Quoi qu'il en soit, l'idée que l'anonymisme moderne serait intrinsèquement lesbophobe est une position très minoritaire, même si certaines personnes LGBT restent inquiètes par rapport à la quantité de donneurs disponibles en cas de « levée de l'anonymat », et penchent donc vers des positions anonymistes strictes en conséquence.

L'anti-anonymisme

De l'autre côté, l'anti-anonymisme est l'idéologie qui s'oppose à l'anonymisme. Les anti-anonymistes considèrent qu'une procréation médicalement assistée ne devrait avoir lieu qu'avec des donneurs dont l'identité serait disponible dès la naissance de l'enfant, et iels prônent généralement l'utilisation du terme « père biologique » (voire, dans certains cas, « père » tout court) pour désigner le donneur de sperme.

On peut diviser ce courants entre :

- les anti-anonymistes « réformistes », ou « modérés », qui promeuvent, à moyen terme, des réformes d'inspiration « anonymiste-moderne » (établissement d'un âge pour l'accès aux origines, puis abaissement progressif de ce dernier, au lieu d'une abolition immédiate de l'anonymat), et ne sont pas favorables à des actes de naissance qui inscriraient l'identité des parents biologiques de l'enfant en plus de celle de ses parents sociaux. En général, iels ne prônent pas activement l'utilisation de l'expression « père biologique » (même s'iels peuvent l'utiliser, à titre personnel, pour désigner leur géniteur).

- les anti-anonymistes « simples » ou « classiques » qui font activement campagne pour que l'identité du donneur soit accessible dès la naissance de l'enfant et/ou inscrite sur son acte de naissance, mais qui considèrent que le donneur n'est pas obligé de former une relation avec son enfant biologique dès ce moment-là. Iels cherchent à normaliser l'usage de l'expression « père biologique », mais sans la confondre ni la remplacer par celle de « père » tout court.

- les anti-anonymistes « radicaux » ou « absolus » qui considèrent que l'enfant doit pouvoir former dès sa naissance une relation avec son donneur, et que l'identité de ce dernier doit être systématiquement inscrite sur l'acte de naissance de l'enfant, en vertu d'une interprétation très stricte de l'article 7.1 de la Convention internationale des droits de l'enfant (« L'enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d'acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d'être élevé par eux » avec une définition de « parent » qui fait aussi référence aux parents biologiques). Ce sont d'ardent-e-s défenseurs de la formule « père biologique » et iels ont parfois tendance à confondre celle-ci avec celle de « père » tout court.

L'anti-anonymisme, surtout sous sa forme « radicale », est une idée plus controversée que l'anonymisme moderne. Elle est considérée comme beaucoup plus délicate à défendre sur le plan politique et, sauf sous sa forme la plus « réformiste », susciterait certainement une levée de boucliers massive, immédiate et générale de la part des parents d'intention, des donneurs, des banques de sperme et des personnalités politiques.

De leur côté, les personnes LGBT seraient (quasiment ?) unanimes à considérer l'anti-anonymisme « radical » comme une forme d'homophobie, puisque cette idéologie impose aux lesbiennes de devoir relationner directement avec des hommes pour procréer (fût-ce sans relations sexuelles directes), impose littéralement la présence de ces derniers dans leurs familles (ne serait-ce que par la présence de leur nom sur l'acte de naissance de leurs enfants), leur nie leur droit à vivre selon leur propre conception de la famille, même à titre temporaire, vide de son sens la notion d'homoparentalité dans le cadre d'une PMA et même la notion de choix de l'enfant, ne laissant à ce dernier aucun choix dans le fait de continuer à adhérer ou non à l'idéologie lesbienne-politique de ses parents lorsqu'elle existe, puisqu'il ne lui sera pas possible de grandir dans celle-ci.

Néanmoins, d'après un sondage datant de 2019, environ un quart des personnes homosexuelles partageraient des positions anti-anonymistes au sens large[3], une proportion largement comparable (voire supérieure) à celle de la population générale.

Malgré cela, les anti-anonymistes déclarés semblent peu nombreux en France, et sans véritable organisation politique. On peut notamment citer Jean-Pierre Rosenczveig, magistrat et expert des droits de l'enfant, hostile à l'accouchement sous X et partisan de l'accès à l'identité du donneur le plus tôt possible dans le cas d'un don de gamètes. C'était autrefois un anti-anonymiste « radical », aujourd'hui il serait plutôt « réformiste ».

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, l'association PMAnonyme n'est pas à strictement parler anti-anonymiste, mais anonymiste moderne (à moins de la considérer comme « anti-anonymiste réformiste », puisque, de fait, l'immense majorité de ses membres et de ses sympathisant-e-s le sont).

Ils sont plus nombreux dans d'autres pays, à cause des différences en termes de contexte politique. On peut notamment citer la Donor Conceived Alliance of Canada et le Donor Sibling Registry, qui sont tous deux, en pratique, des organisations « anti-anonymistes réformistes » (bien que philosophiquement, ce soient davantage des « anti-anonymistes classiques » exprimant parfois des sympathies pour la branche « radicale » du mouvement ; autrement, la première se situe davantage sur le plan politique et le second davantage sur le plan social et associatif). Le Donor Sibling Registry est d'ailleurs notable pour ses efforts, indéniables et continus, visant à favoriser les échanges et la communication avec le mouvement LGBT, bien que ses objectifs finaux (position stricte anti-anonymat, réforme des actes de naissance, langage utilisé) le situent dans le courant anti-anonymiste.

Encore aujourd'hui, les relations qu'entretiendraient certains mouvements anti-anonymistes avec des lobbies réactionnaires et homophobes restent un sujet de controverse. Je pense que pour en avoir le cœur net, il est avant tout essentiel de s'intéresser à la rhétorique de ces mouvements : s'ils font de réels efforts pour promouvoir la diversité des modèles familiaux et pour dialoguer avec la communauté LGBT, il n'est pas possible de leur accoler le qualificatif d'« homophobe ». Si, en revanche, la question est au minimum esquivée, cela devrait inciter à davantage de prudence, voire de méfiance.

Prenons Tangled Webs UK, un site web anglais anti-PMA[4] (et donc, par extension, anti-anonymiste « radical »), par exemple : non seulement celui-ci esquive entièrement la question LGBT, mais il considère les donneurs de sperme comme des pères à part entière, et même comme les « vrais » pères (sans même parler de « père biologique ») et s'inscrit totalement dans une vision bionormative de la famille.

Si l'association en question considère les hommes et les femmes comme différents et non-interchangeables dans le cadre de la famille, c'est encore pire, puisqu'on a alors affaire à une association explicitement anti-homoparentalité, donc homophobe.

Néanmoins, même dans le cas d'organisations supposées safe, il est nécessaire de faire preuve de vigilance, puisqu'on n'est jamais à l'abri d'une collaboration même ponctuelle avec un groupement que l'on sait explicitement réactionnaire. Cela ne signifie pas abandonner ces organisations pour autant, mais au minimum leur poser des questions sur les points qui nous apparaissent problématiques, le moment venu.

Diagramme représentant les différentes tendances chez un échantillon de 481 personnes conçues par don anglophones en 2020, extrapolées à partir de ce sondage (cliquer sur l'image pour la voir en plus grand). Notez que même chez les anonymistes « strict-e-s » (rouge et orange), moins du quart le seraient par conviction (beaucoup souhaitant en réalité pouvoir retrouver l'identité de leur donneur). Par ailleurs, il ne semble exister aucun-e anti-régulationniste de conviction parmi les sondé-e-s.

Pour information, j'ai aussi fait un tableur qui détaille les différences entre chacun des courants sur telle ou telle question, si jamais vous êtes intéressé-e-s.[5]

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[1]on peut aussi considérer que ces deux positions sont relatives et forment un spectre allant de l'anonymisme « ultra-strict » à des positions anti-PMA.

[2]Daniel Borrillo est peut-être davantage anti-régulationniste que pragmatique, en réalité. L'anti-régulationnisme est un courant dont les positions sur la question sont globalement libertariennes (possibilité de paiement des donneurs, double guichet, pas de limitation légale concernant le nombre d'enfants issus d'un seul don de gamètes, pas de règlementation concernant l'accès aux antécédents médicaux ni l'accompagnement des patients et des donneurs, mais légalité des tests ADN).

[3]en fait, d'après ce sondage, les personnes homosexuelles seraient plus nombreuses à être anti-anonymistes (26 %) qu'anonymistes strictes (21 %) ! Des proportions nettement inverses de celles des personnes n'ayant aucun homosexuel dans leur entourage (19 % et 31 %, respectivement).

[4]En théorie, il serait possible de s'opposer à la PMA sans être homophobe mais, pour l'instant, je n'ai jamais vu ni rencontré de personnes totalement opposées à la PMA et qui n'étaient pas au moins un peu, ne serait-ce qu'insidieusement homophobes. La PMA est l'une des seules façons pour les lesbiennes d'avoir des enfants ; si on l'interdisait, la seule façon pour elles d'avoir des enfants dont la parenté sociale serait reconnue serait de passer par l'adoption, qui offre des possibilités beaucoup plus limitées en comparaison. L'argument de la nécessaire unité du lien biologique et du lien affectif me paraît difficilement tenable autrement que par pure référence religieuse, et cet argument semble de toute façon contredit par une majorité de personnes concernées elles-mêmes. Si l'objectif est réellement de permettre aux enfants de maximiser la connaissance de leurs origines biologiques, pourquoi ne pas « juste » proposer de recourir exclusivement à des donneurs connus, ouverts à la possibilité d'une relation avec l'enfant, et dont le nom serait inscrit sur l'acte de naissance de l'enfant au même titre que celui de ses parents sociaux ? Ce serait une proposition déjà suffisamment radicale en soi, si bien que je ne me vois pas la défendre dans l'immédiat (ne serait-ce parce que cela évacuerait presque entièrement la notion de choix de l'enfant).

[5]Celui-ci se trouve sur mon drive pour le moment. Je le mettrais ici lorsque j'aurais le temps.