10/12/2022

Définition de la gauche et de la droite : cas d'école

J'ai déjà écrit plusieurs articles sur ce blog portant sur la définition de la gauche et de la droite. Plus récemment, parmi les milieux sceptiques et zététiciens que je connais et que je fréquente, une définition semble s'être imposée par rapport aux autres, celle défendue par le vidéaste TzitzimitlDans mes milieux, tout le monde ou presque la connaît :

« - On est de gauche quand on veut changer le monde, créer une société nouvelle qu'on croit meilleure.

- On est de droite quand on accepte le monde tel qu'il est, ou qu'on souhaite le faire revenir à un état passé. »

Cette définition n'a pourtant rien de novateur et correspond même en grande partie à la définition « historique » de ces deux termes, celle qu'on trouve le plus fréquemment dans les dictionnaires. Elle m'avait toujours dérangé de par ses failles évidentes, que j'exposerai après. La vidéo suivante a au moins le mérite de remettre les points sur les i :



Pour résumer brièvement les critiques à son encontre :

- il s'agit d'une définition qui est simple en apparence, mais qui nécessite en pratique de nombreux ajustements et interprétations pour coller à la définition de ce qu'on entend habituellement, aujourd'hui, par « gauche » et par « droite » respectivement.

- avec un peu de mauvaise foi, on pourrait facilement prétendre que toute idée qui n'aurait jamais été préalablement mise en pratique serait automatiquement de gauche. Inversement, on pourrait considérer que toute idée qui aurait déjà été mise en pratique dans le passé serait automatiquement de droite.

- cette définition peut facilement sous-entendre une vision fortement linéaire du progrès humain, idée qui est aujourd'hui vivement discréditée.

En fait, ce qui me dérange dans la définition de Tzitzimitl, malgré son caractère en apparence flatteur pour la gauche, c'est son côté « balle dans le pied », que l'on aperçoit davantage et plus clairement lorsque l'on se pose les questions suivantes, liées à toute une série de situations qui mettent cette définition à rude épreuve :

- Est-ce que les Nazis des années 1930 étaient de gauche parce qu'ils proposaient de mettre en place un système radicalement nouveau ? Certes, ils puisaient souvent leur inspiration dans un passé mythifié (et parfois très lointain), mais ils s'appuyaient aussi sur des théories et des concepts (racisme « scientifique », eugénisme, etc...) relativement nouveaux à l'époque (quelques décennies tout au plus), et pour lesquels le clivage gauche-droite n'était pas toujours très clair.

- Est-ce que les néolibéraux et les libertariens ont le droit de se revendiquer de gauche, grâce à leur vague progressisme sociétal et parce qu'ils considèrent que leur projet incarne l'avenir, sans référence explicite à un modèle passé ? 

Tzitzimitl prétend que les libéraux voudraient revenir à la société du 19ème siècle, sauf que c'est une idée qui, en pratique, est totalement absente de leur rhétorique ; en réalité, ils considèrent que la société de l'époque était beaucoup trop protectionniste et pas assez libérale, par exemple.

- est-ce que les « laïcards » xénophobes ont le droit de se dire de gauche sous prétexte qu'ils prétendent avant tout s'opposer à des conservatismes étrangers ? 

- est-ce que les personnes qui défendaient la pédophilie dans les années 1970 étaient vraiment de gauche ? 

En pratique, il y en avait aussi qui étaient de droite, même selon cette définition.

- d'après la définition de Tzitzimitl, les staliniens (et, plus généralement, toutes les personnes qui défendent des régimes communistes autoritaires existant ou ayant existé) devraient être considérés comme de droite, parce qu'en pratique ils ne proposent de créer un modèle radicalement nouveau, mais juste de défendre un régime existant ou de revenir à un genre de régime ayant déjà existé. Mais si, dans ce cas, les staliniens sont de droite (ce qu'eux-mêmes réfutent, justement à cause de leur vision linéaire du progrès), pourquoi leurs positions sont-elles à ce point aussi divergentes et aussi diamétralement opposées à celles du « reste » de la droite, sur autant de sujets ?

- le sionisme a-t-il jamais été de gauche ? La définition du Tzitzimitl suggère que oui. Plus généralement, la définition de Tzitzimitl donne raison à l'idée selon laquelle le colonialisme aurait d'abord été une idée de gauche, par exemple.

- joker : qui était de gauche et qui était de droite en Amérique au 19ème siècle ?

Personnellement, je pense qu'une définition basée sur le rapport à la notion d'égalité est beaucoup plus utile qu'une définition basée sur le rapport au passé et à l'avenir : la gauche est plus égalitaire que la droite, c'est tout.

Plus largement, il est possible de ne pas définir la gauche et la droite de façon totalement symétrique. On peut considérer que la gauche est plus égalitaire et la droite plus conservatrice, par exemple, mais cela laisse aussi de la place pour des positions qui ne sont en fait ni de gauche ni de droite. 

Cela ne concerne que rarement les personnes qui se revendiquent comme n'étant « ni de gauche, ni de droite », d'ailleurs (en général et en pratique, on les trouve beaucoup plus souvent à droite qu'à gauche de l'échiquier politique), mais plutôt des personnes qui se revendiquent parfois de gauche, voire d'extrême-gauche, mais qui défendent en réalité un renversement de la hiérarchie plutôt que des positions réellement égalitaires, ou des positions communautaristes/relativistes qui peuvent être difficilement défendues avec une « vraie » rhétorique de gauche, ou encore ce qu'on pourrait appeler des « voies de garage » de l'Histoire (voire plusieurs de ces choses-là à la fois).

Si on applique la définition de la gauche basée sur le rapport à l'égalité aux exemples ci-dessus, on obtient les résultats suivants :

- les Nazis étaient de droite, et même d'extrême-droite, en raison de leur point de vue sur les inégalités raciales ;

- les néolibéraux et les libertariens sont de droite, à cause de leur vision des inégalités socio-économiques. Leur relatif libéralisme en matière de questions de société, lorsque celui-ci existe, découle de la stricte application de principes purement idéologiques, pas vraiment d'une quelconque vision égalitaire, quoi qu'ils en disent et en pensent eux-mêmes.

- les « laïcards » xénophobes sont de droite. Leur progressisme de façade n'est qu'un prétexte pour défendre des hiérarchies selon l'origine ethnique des individus.

- défendre la pédophilie n'est en général ni de droite, ni de gauche. Cette idée a déjà été défendue par des gens de droite, même à l'époque, et elle fait courir un risque de domination bien trop grand pour qu'on la considère pleinement comme de gauche ; mais en même temps, on ne peut pas dire malgré tout qu'elle préserve l'ordre établi, donc ce n'est pas de droite. Selon la définition de Tzitzimitl, cela dépendrait principalement de si la personne en question trouve son inspiration dans l'avenir ou le passé lointain pour cette défendre cette idée, mais cela est, avouons-le, un peu bizarre ou bancal, et souligne le problème intrinsèque qu'il y a avec cette définition.

Aujourd'hui, la droite est souvent bien plus favorable que la gauche à des mesures particulièrement répressives en matière d'actes pédophiles, et pointe souvent la mollesse, voire les errements passés de la gauche dans ce domaine-là. Dans le même temps, la lutte contre la pédophilie est devenue un thème anticlérical, et les gens de gauche pointent souvent l'hypocrisie des gens de droite et d'extrême-droite en la matière.

- les staliniens et les « tankies » ne sont ni de droite, ni de gauche. Disons que suivant les époques et les pays, on peut les classer globalement à gauche, malgré tout (et en tant que personne de gauche, ça me fait du mal d'avoir à l'admettre), mais dans certains cas, parfois (notamment dans certains pays ex-communistes), ce positionnement ne reflète plus qu'une simple convention historique. Le stalinisme moderne se caractérise notamment par une vision manichéenne et plus ou moins complotiste de la politique étrangère et internationale, vision qui en soi n'est pas intrinsèquement de gauche. Malheureusement, celle-ci a pu influencer dans une certaine mesure des partis aujourd'hui devenus politiquement très puissants tels que LFI, par exemple, en France.

- le sionisme a débuté comme une idée « ni droite, ni gauche » défendue principalement par des gens de gauche (Proust le cite au côté de l'antimilitarisme, du saint-simonisme et du végétarisme comme idées associées à la défense des homosexuels), puis il est ensuite passé à droite, globalement. De façon plus générale, le colonialisme a d'abord été défendu par des gens de gauche avant de passer à droite, mais ce n'était pas un hasard vu le contexte intellectuel de l'époque et les arguments mobilisés par chaque camp. Ce qui ne signifie pas qu'en soi, intrinsèquement, le colonialisme ait jamais été une idée de gauche.

- joker : aux États-Unis, au 19ème siècle, les deux partis n'étaient pas séparés par un axe gauche-droite au sens où on l'entend aujourd'hui. Le parti démocrate était globalement soutenu par les classes inférieures (blanches), mais il avait aussi un rapport très « réactif » à la politique - là où le parti républicain et ses prédécesseurs étaient au contraire beaucoup plus « proactifs » - et défendait l'esclavage au nom d'arguments à la fois conservateurs et communautaristes/relativistes. Le parti est peu à peu devenu plus progressiste par la suite, mais il lui a fallu du temps avant d'en arriver là. Le parti républicain était quant à lui globalement plus progressiste à l'origine, mais certains de ses sympathisants, déjà à l'époque, s'opposaient à l'esclavage davantage parce que celui-ci représentait un frein à la modernité et un risque de délitement des institutions que pour des raisons vraiment égalitaristes. Il était soutenu par les classes supérieures et a progressivement dévié vers la droite ensuite, au point d'atterrir aujourd'hui à l'extrême-droite, et de représenter ainsi, à peu de chose près, l'exacte antithèse de ce qu'il fut jadis.

Pour terminer en beauté, prenons une cause qui me tient à cœur, puisque je me suis déjà beaucoup engueulé à ce sujet, notamment sur Twitter : la levée de l'anonymat dans la PMA, que nous appellerons « anti-anonymisme » par la suite, pour simplifier.

Cette cause est un cas particulier, un cas d'école, pourrait-on dire. Personnellement, d'après ma définition de la gauche et de la droite, je considère cette cause comme étant fondamentalement de gauche puisqu'elle vise à réduire certaines inégalités entre les individus, mais il est vrai qu'elle peut rassembler au-delà des clivages et être facilement être défendue avec des arguments de droite, voire instrumentalisée par la droite, notamment à l'encontre des personnes LGBT.

C'est sous ces derniers prétextes que certaines lesbiennes radicales que j'ai pu côtoyer considèrent cette cause comme étant intrinsèquement de droite, voire d'extrême-droite. Ces personnes, qui défendent des positions anonymistes en matière de PMA, vont se considérer comme de gauche selon une définition similaire à celle donnée par Tzitzimitl : elles considèrent en effet sincèrement qu'elles veulent changer les choses et créer une société meilleure. Par opposition, selon elles, les anti-anonymistes sont nécessairement de droite, voire d'extrême-droite. Ce qui est paradoxal, même (et surtout) selon la définition-même de Tzitzimitl, vu que les anti-anonymistes proposent justement de mettre en place un système entièrement nouveau, qui n'a jamais été mis en place en France auparavant !

De plus, une définition similaire à celle de Tzitzimitl leur permet de justifier leur misandrie, leur hétérophobie, et parfois même leur biphobie et leur communautarisme. Beaucoup d'entre elles ne cherchent pas à créer une société réellement plus égalitaire, mais simplement à renverser les hiérarchies existantes.

En fait, leur vision très personnelle de l'axe gauche-droite relève également d'une vision assez « linéaire » du progrès, aujourd'hui discréditée.

Mais, si l'on y réfléchit un peu, est-ce que c'est vraiment de gauche que de défendre des rapports familiaux hiérarchiques et autoritaires, ou des inégalités entre les enfants dans l'accès à leurs antécédents médicaux ou à leurs origines biologiques ? La réponse est non, bien évidemment.

En réalité, si l'on analyse en détail les arguments qu'elles utilisent sur les réseaux sociaux, on s'aperçoit vite que pour les plus sérieux d'entre eux, ils rentrent tous dans au moins une des catégories suivantes :

- les arguments « pessimistes » : l'anonymat est alors vu comme une sorte de « mal nécessaire ». Dans cette optique, l'homophobie systémique est considérée comme un problème insurmontable, au point que la levée de l'anonymat exposerait les lesbiennes au risque de voir leurs familles envahies légalement par des hommes. De la même façon, on a pu justifier le sionisme par l'inévitabilité de l'antisémitisme chez les non-juifs[1], ou le totalitarisme soviétique par la nécessité de lutter contre l'« encerclement capitaliste ».

- les arguments libéraux : la possibilité de dons de gamètes anonymes est justifié à l'aide d'un raisonnement analogue à celui qui légitime l'existence du système capitaliste chez les libertariens, c'est-à-dire un certain genre d'équivalent à la « propriété de soi » ou au « droit naturel » (certaines lesbiennes radicales semblent d'ailleurs penser que le droit de recourir à des dons anonymes serait doté d'une sorte d'existence objective).  

De façon alternative, on aura aussi droit à une rhétorique du type « race to the bottom » appliquée cette fois-ci aux droits de l'enfant. 

Paradoxalement (ou pas), les lesbiennes radicales en question semblent d'un coup beaucoup moins « libérales » lorsqu'il s'agit de légaliser les tests ADN en France.

- les arguments communautaristes ou relativistes : certaines lesbiennes radicales prétendent que l'anonymat ferait partie du « mode de vie », de « l'idéologie » ou de la « vision du monde » lesbienne. Bien évidemment, c'est complètement faux, et cet amalgame est tout à la fois essentialiste, dangereux et lesbophobe. Paradoxalement, l'idée que la levée de l'anonymat serait intrinsèquement homophobe s'appuie précisément sur ce genre d'amalgame.

- les arguments périphériques, liés à la culture politique habituelle de chaque camp. Il est vrai qu'en règle générale, et surtout en France, la droite accorde davantage d'importance à la biologie que la gauche. Néanmoins, il ne s'agit que d'une tendance, et ce n'est pas ce qui différencie fondamentalement les deux camps.

On serait bien en peine de trouver un « vrai » argument de gauche (au sens d'argument qui ferait précisément intervenir un enjeu de lutte contre les discriminations), dans le tas, et pour cause : il n'y en a pas.

De plus, si la tendance actuelle nous indique quelque chose, c'est que, loin de constituer un progrès en soi, l'anonymat serait en réalité plutôt une « voie de garage » de l'Histoire.

Donc pour résumer, l'anonymisme (y compris même lesbien) n'est ni de droite ni de gauche, tandis que l'anti-anonymisme est de gauche (ou au moins consensuel, droite et gauche confondus) mais peut parfois être instrumentalisé par la droite. Voilà.

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[1]Chez les juifs antisionistes, on trouve parfois l'assertion selon laquelle « le sionisme est pessimiste car il croit que les juifs et les non-juifs ne peuvent pas vivre ensemble » que l'on pourrait ici paraphraser par « l'anonymisme est pessimiste car il croit que les lesbiennes et les hommes ne peuvent pas vivre ensemble ». Voir aussi cet article, très intéressant.