20/11/2013

Les "profondités"

J'utilise le terme "profondité" pour traduire le mot anglais deepity*, utilisé par Daniel Dennett en 2009 lors d'une conférence de l'American Atheists Institution, qui se réfère à une assertion qui paraît profonde à première vue, mais est en réalité dépourvue de sens véritable. Généralement, c'est une phrase qui peut avoir (au moins) deux significations, suivant la façon dont on la lit. L'une d'entre elles est vraie mais triviale. L'autre est fausse ou sans signification et bouleverserait notre conception du monde si elle était vraie. L'attrait initial d'une profondité réside dans le fait de jouer de façon fallacieuse sur ces deux (ou plus) significations.

L'exemple donné par Daniel Dennett est la phrase "Amour n'est qu'un mot"**. Elle est en effet vraie dans un sens très trivial, puisque "Amour" est un mot. Mais le supposé sens profond est faux, puisque "l'amour" est bien plus qu'une simple formule, dans un second sens c'est aussi une émotion, une sensation, une condition.

Il y en a beaucoup en théologie : des phrases telles que "Dieu est le Dieu derrière Dieu", "Dieu est l'être en lui-même" mais aussi des jeux de mots qui ne peuvent être faits qu'en anglais, tels que  "Good without God becomes "o" " par exemple.

C'est ce qui, coïncidentellement, nous amène à Lacan. Ses fameuses phrases, parmi les plus connues, du style "La femme n'existe pas" ou "Il n'y a pas de rapport sexuel" paraissent être de bons exemples de profondités.
Analysons la première : elle est en effet vraie à un niveau assez trivial, dans le sens où il n'y a pas d' "essence" de la femme qui pourrait recouper parfaitement tout ce que l'on peut ranger dessous, et qui existerait sur le plan matériel (ou même immatériel, ok, mais c'est à peine moins trivial, à moins d'être un platonicien hardcore). Mais à la limite, on pourrait dire la même chose d'un grand nombre d'autres concepts : c'est là où ce genre d'assertion est véritablement trivial. On voit donc que c'est totalement comparable à "Amour n'est qu'un mot", malgré la présence de l'article.
En effet, dans une seconde lecture plus littérale, c'est une phrase évidemment et outrageusement fausse, puisque les femmes existent, tout autour de nous si nous n'en sommes pas déjà. Et puis, il y a les conclusions non étayées qu'en tirent certains lacaniens et qui bouleversaient notre conception des choses si elles étaient vraies.
En tout cas, je suis sûr qu'on doit pouvoir faire le même genre d'analyse pour la seconde phrase...

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* Le terme anglais a l'avantage de "sonner" très ridicule, mais l'équivalent français que j'ai choisi rime avec "énormité", donc ça n'est pas plus mal...
**Love is just a word" en anglais ; la tendance qu'a le français à utiliser presque systématiquement l'article rend ce genre de tour de passe-passe beaucoup plus facilement repérable,. mais cela ne change pas grand chose sur le fond.

19/10/2013

Interview par Jean-Michel Abrassart

Mon interview par Jean-Michel Abrassart, le sceptique qui se trouve derrière le blog Scepticisme scientifique dont j'ai déjà eu l'occasion de parler précédemment, a (enfin !*) été mise en ligne sur son balado. On y parle du livre Introduction aux études de genre ainsi que d'autres thématiques habituelles de ce blog. C'est ici : http://pangolia.com/blog/?p=1543.

*Le pauvre a récemment eu de lourds problèmes d'ordinateur, ce qui explique que l'interview ait mis autant de temps à être mise en ligne. Vous serez gentil avec lui...

07/09/2013

Enfin un commentaire intelligent...

...qui émane d'un "pro-psychanalyse" (je le considère comme tel, puisqu'il se considère lui-même comme tel ; mais ce n'est pas forcément péjoratif en soi : après tout, pour faire une comparaison qui vaut ce qu'elle vaut, il y a bien des chrétiens intelligents et ouverts, aussi !) sur la "lettre ouverte" du Roseau pensant que j'avais critiquée dans un précédent article. Je ne résiste pas au plaisir de vous le partager, tant il rejoint mes propres impressions - excepté sur l'utilité que j'accorde à la psychanalyse, bien entendu :

"Il n’est pas dit que tout en ayant des accointances importantes avec la psychanalyse (et j’en ai, certains ici le savent) on soit tenu d’être d’accord avec cette nouvelle "lettre ouverte" ni d’ailleurs avec celles qui précèdent.Tout d’abord le ton de cette "lettre ouverte", écrite par une personne qui conteste le droit fondamental de tout enfant à une éducation adaptée! Le ton d’une maîtresse d’école qui corrige le devoir d’un cancre. Quant on sait que le devoir du cancre est le troisième plan autisme, que la correction contient des inepties du genre: "le psychisme n’aurait-il pas des conséquences biologiques ? La question doit être posée." et que en plus elle termine en réclamant une réponse, là vraiment il y a de quoi se marrer!Ensuite le contenu: Il me semble qu’il serait temps pour la psychanalyse de prêter une oreille à ce qui est dit 1-par les autistes adultes eux-mêmes, qui sont de plus en plus nombreux à prendre la parole; 2-à la parole des parents en responsabilité d’enfants autistes et également 3-à la parole de cliniciens qui ont compris qu’il n’y a pas d’élaboration sur l’autisme qui puisse se faire sans les autistes en tant que chercheurs et pour l’instant il ne sont pas nombreux, et dans ce domaine le docteur Laurent Mottron a ouvert une voie qui reste encore très peu usitée.Si les psychanalystes restent sourds à ces témoignages, ils risquent fort de se trouver, toute proportion gardée, dans la position de ces maoïstes qui défendaient la révolution culturelle au nom d’un certain progressisme alors que des témoignages étaient disponibles concernant les millions d’assassinats politiques qui étaient en train de se commettre.Ces trois sources de témoignages, pour ce que j’en ai entendu moi, ne devraient pas inciter à continuer le forcing, mais plutôt à faire un pas de recul. Puisqu’il faut du symptôme, continuer à promouvoir le "thérapeutique" sur l’éducatif me semble en être un: celui de la surdité des psychanalystes à ces témoignages de plus en plus nombreux.L’autisme me semble ouvrir des questions épistémologiques qui dépassent largement la guéguerre psychanalyse/ tcc et s’inscrire dans cette guéguerre me semble témoigner, pour ceux qui le font de part et d’autre, qu’ils se soucient moins de l’autisme que d’asseoir les convictions qui les maintiennent dans leurs positions. Parler de "dimension thérapeutique" ( expression on ne peut plus malheureuse dans le contexte) outre que c’est largement en désaccord avec le corpus psychanalytique lui-même, me semble être dans un accord implicite avec la dialectique normal/pathologique et totalement ignorant du concept de diversité qui commence à émaner de ces témoignages. Et que l’on parle de "neurodiversité" ne change rien à l’affaire, on pourrait aussi bien dire "psychodiversité" puisqu’il y en a encore que ça titille de trouver la ligne de partage des eaux entre les deux.Quant à considérer l’inclusion avec le sarcasme qui fait écrire "il devienne un bon petit humain bien adapté socialement." (ce qui ne serait déjà pas si mal ni en désaccord avec la demande des principaux intéressés) c’est s’inscrire dans un hygiénisme médical (dimension thérapeutique) voire social des plus radical (même si c’est une caractéristique de l’hygiénisme d’être radical). L’inclusion ce n’est pas vouloir ramener l’autre à la norme en vigueur ( fût-elle psychanalytique), comme cela a été sous-entendu; c’est travailler pour que l’autre puisse trouver sa place dans la communauté des Hommes ce qui demande évidemment un effort important de la part de la communauté qui devra faire le pari qu’elle en sera bénéficiaire également. Visiblement la communauté (et singulièrement celle des psychanalystes) n’en est pas encore là."

Si seulement les psychanalystes français pouvaient écouter ce brave type et commencer à se remettre en question sérieusement, ça ne ferait de mal à personne...

31/08/2013

Nouvelle lettre ouverte, nouveau commentaire

Avec beaucoup de retard sur le planning (cela fait presque quatre mois maintenant que le troisième plan autisme a été entériné), c'est avec appréhension que je découvre qu'une nouvelle lettre ouverte adressée à la ministre en charge des personnes handicapées, Marie-Arlette Carlotti, a été publiée sur un blog de psychanalyste. Sa particularité est d'être ouvertement pro-psychanalytique (les autres lettres dénonçaient ce qui était perçu comme des limitations dans le choix des méthodes, mais ne remettaient pas en cause directement le dépistage précoce, par exemple).
Ce sera l'occasion de déconstruire encore une fois le genre de discours véhiculé dans ce texte. En effet, à première vue, celui-ci semble s'appuyer sur une pensée pleine de bonnes intentions, mais aussi dangereusement en avance sur son temps et quelque peu déconnectée vis-à-vis de la réalité, notamment des aspirations légitimes de la majorité de la population ; une pensée d'extrême-gauche, en quelque sorte. Mais une analyse plus poussée montrera qu'il n'en est rien, en réalité.

Il est en effet à noter que ce texte semble se situer dans une logique de dénonciation de la normativité ; ce n'est pas forcément négatif en soi, mais c'est un point important, car la façon dont les psychanalystes parlent de l'autisme est souvent incohérente d'un texte à l'autre, voire au sein d'une même phrase. Ce n'est pas une exagération : certains psychanalystes parlent de l'autisme comme d'une maladie et prétendent qu'ils ont réussi à "guérir" des autistes, quand d'autres disent qu'il faut laisser faire - mais dans ce cas, parler de "soin psychique" devient une expression totalement vide de sens pour désigner une forme d' "accompagnement" qui peut être hautement préjudiciable. C'est ce genre d'incohérence rhétorique qui pose problème.

Bref, commençons l'analyse du texte :

Madame Marie-Arlette Carlotti,Je vous écris en ma fonction de psychologue clinicienne travaillant auprès d’enfants autistes au sein d’un institut médico-éducatif. J’ai lu votre Troisième Plan Autisme (2013-2017) et j’en ressors choquée et heurtée de découvrir la conception, au-delà de l’autisme, de l’être humain et de son appréhension, qui est développée au travers de ces pages. Un être humain qui est uniquement appréhendé sur un versant biologique et cognitif et que l’on ambitionne, à coup de « prise en charge précoce et intensive », via des « remédiations cognitives » et autres techniques cognitivo-comportementales de lisser et de formater afin qu’il devienne un bon petit humain bien adapté socialement.[...]

On retrouve ce bon vieux cliché, c'est-à-dire ce sentiment irrationnel de dégoût et de terreur sacrée qu'inspire au scientifique social français la moindre référence à la biologie ou à la génétique, et que l'on retrouvera dans le reste du texte. On objectera peut-être que la véritable raison de ce sentiment a pour origine les querelles de chapelle concernant les causes de l'autisme ; mais en même temps, je sais d'expérience que c'est un sentiment plus général et partagé dans ce milieu, donc le doute est permis, et il n'est pas impossible qu'il s'agisse ici d'un rejet sincère de ces disciplines.
Peu importe le fait que, par exemple, le concept de neurodiversité s'appuie fortement sur la dimension biologique de l'être humain pour justement promouvoir l'acceptation des personnes autistes ! Il faut dire que ce mouvement vient d'autistes eux-mêmes et entre en contradiction avec la tordue logique psychanalytique (voir plus bas, pour une explication)...

 A aucun moment il n’est mentionné l’intérêt, le souci pour le vécu psychique des enfants autistes, pour la recherche de leur bien-être à eux. Je souligne, « à eux », car l’orientation qui consiste à appréhender et à traiter l’enfant autiste via ses « troubles envahissants » est à l’inverse d’une recherche de leur bien-être. Faire disparaître lesdits « troubles » rend une personne, fréquentable car socialement adaptée, certes, elle répond aux attentes de l’Autre et tout va bien, dans le meilleur des mondes. En tant que professionnelle de terrain, je constate que ce que certains nomment troubles sont en fait des symptômes que l’on se doit d’accueillir, d’entendre : ils valent comme parole d’un sujet qui exprime un mal-être dans son rapport à l’Autre, à l’environnement, à son corps, comme l’enseigne la psychanalyse. Interpréter ces manifestations comme des symptômes est la première étape où l’on reconnait l’enfant autiste comme une personne ayant des émotions, des peurs, des angoisses, et non comme un robot-humain dont le système de connexion neuronale devrait être remanié car générateur d’erreur.

Ce paragraphe est probablement l'expression la plus pure de l'obscurantisme psychanalytique. Il consiste en gros à dire : "la psychanalyse a raison, c'est écrit dans mon texte sacré". Il témoigne d'une ignorance impardonnable envers ce qu'est concrètement l'autisme, tel que décrit aussi bien par les scientifiques que par les autistes eux-mêmes. L'autisme comprend en effet une forte composante sensorielle, qui ne peut être expliquée par le seul "rapport à l'Autre". De plus, on ne passe pas logiquement de "système de connexion neuronale" à "devrait être remanié car générateur d'erreur".

Cette attitude obscurantiste se retrouve dans toute la partie I, parfois de façon grotesque. Elle consiste à dire de façon voilée que les TCC ont tort, que la psychanalyse a raison, sans jamais présenter d'arguments convaincants en faveur de cette dernière. On trouve également cette perle :

[À ce propos, savez-vous que même dans l’agriculture, la culture intensive des fruits et légumes est remise en question?]

Hors sujet, mauvaise analogie.

La partie II est beaucoup plus courte et, sans même juger de sa véracité, repose toute entière sur l'argumentum ad capitalismum, chéri des pseudoscientifiques d'extrême-gauche, qui consiste grossièrement à dire "c'est commercial, donc c'est mauvais".

La partie III est tout aussi courte, c'est un classique d'argumentation psychanalytique pinailleuse, voire hors sujet, comme on en a vu ailleurs ; je passe.

La partie IV, bien que répétant les mêmes erreurs que les autres, est plus intéressante, mais il faut me laisser le temps de développer mon argumentation :

En ce qui me concerne, et cela se reflète dans d'autres articles de ce blog, je suis tout à fait libéral/libertaire/progressiste sur les questions de société - on ne devrait pas stigmatiser les gens parce qu'ils ont des pratiques qui ne rentrent pas dans la norme, tant qu'ils ne font de mal à personne, par exemple - mais je ne suis pas un libertaire naïf (stupide serait peut-être un terme plus approprié). J'entends par libertarisme naïf toute tendance qui vise à nier l'importance de valeurs communes pour vivre en société, et n'intègre pas la question du regard des "autres", de la "majorité normale", dans son raisonnement ; ceux-ci sont toujours ramenés à des individus pleins de préjugés qui n'acceptent pas la différence, alors qu'ils sont souvent juste ignorants et légitimement surpris par celle-ci, car c'est leur socialisation qui le veut ainsi. Eviter cet écueil du libertarisme naïf permet de mieux comprendre toute l'importance que revêt l'éducation. Celle-ci est ce qui permet d'acquérir des valeurs communes, de vivre ensemble, avec les autres, de ne pas être mis à l'écart, et aussi de s'ouvrir sur le monde pour se débarrasser de ses préjugés, idée qui devrait normalement parler à tout homme de gauche qui se respecte.
Paradoxalement à première vue, ce libertarisme naïf est donc le plus précieux allié d'une certaine forme de pensée droitière, comme vous allez le comprendre ci-après.

Car cette partie, de façon sincère ou non, tombe complètement dans le piège du libertarisme naïf. Sa conclusion est inacceptable. Refuser l'éducation d'enfants parce qu'on les considère comme inaptes ou manquant de volonté, c'est une pensée défaitiste, de droite, voire d'extrême-droite ; même le psychanalyste Alain Gillis s'en est rendu compte, et lorsque le Parti de Gauche a soutenu ce genre de discours dans un communiqué, il n'a fait que piétiner ses propres valeurs de gauche affichées. Sous couvert de rhétorique zozo pseudo-libertaire, ce genre de lettre ouverte véhicule des idées profondément anti-républicaines.

Evidemment, tout cela est drapé dans un langage rempli de bonnes intentions, c'est moi-même qui le reconnaît, et on y trouve même des idées qui ne sont pas fondamentalement mauvaises en soi ; mais elles sont soutenues par une logique psychanalytique fautive et absurde, comme l'idée selon laquelle l'autisme serait un "choix du sujet"...

La partie V n'est qu'un récapitulatif, particulièrement peu convaincant en tant que tel.

Dans l'ensemble, il se dégage du texte un parfum tellement corporatiste que celui-ci ne se distingue que peu des lettres ouvertes précédentes, si ce n'est peut-être par son caractère outrancièrement pro-psychanalytique, extrémiste ou caricatural, qui le rend encore moins convaincant. La ligne de défense de certaines des précédentes lettres était que l'on reconnaissait les nouvelles avancées concernant l'autisme, que la psychanalyse n'était, en fin de compte, plus tellement pratiquée, et que c'était surtout la "liberté de choix" qui était menacée ; a contrario, cette nouvelle lettre se complaît allègrement dans son obscurantisme, à tel point que la réputation de la psychanalyse ne peut qu'en sortir encore affaiblie.

Il serait peut-être temps que les psychanalystes se rendent enfin compte de la fracture sociale qui les sépare du reste de la population, qu'ils se rendent compte également qu'ils ne pensent pas comme le reste du commun des mortels et que ce fait mérite un nom, la logique psychanalytique, qu'ils soient davantage pédagogues dans l'expression de leur point de vue, sans quoi ils seront condamnés à disparaître... Enfin bon, ai-je un intérêt à leur faire ce genre de suggestions ?

En tout cas, que Marie-Arlette Carlotti ne se décourage pas : même si le troisième plan autisme reste encore très imparfait sur de nombreux points, les usagers ont toujours l'intention de le défendre, puisqu'à ce jour, la pétition pour défendre ses orientations a réuni près de 13000 signatures, ce qui est beaucoup plus que les pétitions de psychanalystes demandant son retrait. Ce qui n'empêche qu'il faille toujours soutenir et faire circuler cette pétition, bien entendu...

22/08/2013

Concernant certains arguments autour de l'homosexualité

Aux Etats-Unis, il est admis que penser que l'homosexualité est une caractéristique innée est corrélée avec une plus grande acceptation de celle-ci, tandis que penser qu'il s'agit d'un choix ou d'un apprentissage est corrélé avec une moins grande acceptation de celle-ci. Ce sondage est très éloquent : non seulement ceux qui pensent qu'il s'agit d'une caractéristique innée sont plus progressistes, mais l'acceptation de l'homosexualité a progressé en même temps que l'idée selon laquelle il s'agit d'une caractéristique innée.

En France, la situation n'est peut-être pas comparable : beaucoup en effet dans le milieu des sciences sociales refusent de s'intéresser aux recherches sur la biologie de l'homosexualité et même les rejettent, carrément. (un exemple ici). Leur position, à vrai dire, n'est pas toujours très claire : certains semblent accepter l'idée d'une base biologique mais rejettent les recherches à ce sujet, quand d'autres semblent complètement rejeter l'idée qu'il puisse y avoir une base biologique. Il existe plusieurs explications à apporter à ce phénomène : importance historique de la psychanalyse, du post-modernisme à la Foucault, d'une interprétation rigide de l'universalisme républicain (y compris de ses aspects hypocrites), cohérence avec le reste du cadre conceptuel des études sur le genre, etc...

Je comprends tout à fait que l'on puisse se sentir gêné par ces recherches, et il y a une critique qui est tout à fait recevable, celle concernant le risque d'eugénisme ; mais elle se base sur le postulat que d'une part, à l'avenir, l'homosexualité serait toujours vue comme quelque chose de négatif et d'indésirable au point qu'on désire l'éliminer, d'autre part que l'on engagera jamais de débat concernant la légalité de certains diagnostics pré-nataux. D'ailleurs, ceux qui critiquent les recherches sur la biologie de l'homosexualité la comparent toujours à quelque chose de négatif (la bêtise, la criminalité, etc...), ce qui à mon avis en dit beaucoup sur la prégnance de modes de raisonnement inadaptés et sur les procès d'intention à l'égard des biologistes qui s'intéressent à la question ; si l'homosexualité n'est pas quelque chose de négatif, alors pourquoi s'inquiéter des recherches sur la biologie de celle-ci ? D'autant plus qu'on ne pourra jamais vraiment empêcher ces recherches d'avoir lieu, et au pire, elles pourraient tomber entre de vraies mauvaises mains...

En ce qui me concerne, je penche plutôt pour l'origine innée de l'homosexualité ; mais je suis aussi un fervent partisan de la loi de Hume, ce qui signifie que je défendrai les homosexuels même s'il était prouvé qu'il s'agissait d'un caractère acquis ou même d'un choix, même si c'est très peu probable. Néanmoins, je ne pense pas, à vrai dire, que ce soit entièrement inné, juste en majeure partie. Mais la raison qui me fait pencher du côté inné est principalement l'échec des théories par la socialisation à expliquer la persistance dans toute la population - y compris dans les sociétés les plus homophobes qui soient, où c'est fortement découragé - de 2 à 10 % de personnes plus ou moins homosexuelles ou transgenres. Elles échouent clairement en ce qui concerne le rasoir d'Occam, voire dans certains cas concernant leur réfutabilité au sens de Popper.

Mes efforts vont donc se concentrer sur les arguments de ceux qui, que ce soit parmi les LGBT ou dans le milieu des sciences sociales en France ou ailleurs, rejettent les recherches sur les origines biologiques de l'homosexualité et pensent que l'idée selon laquelle chacun à la naissance a le potentiel d'être hétérosexuel ou homosexuel ferait davantage progresser l'acceptation de l'homosexualité, et qu'on ne naît ni hétérosexuel, ni homosexuel (bien que l'homosexualité ne soit pas un choix au sens du libre arbitre).*

Je trouve cette idée à la fois extrêmement naïve et complètement à côté de la plaque, quand on connaît le discours homophobe tel qu'il est en pratique, qu'il émane de Vanneste ou de Boutin, d'origine chrétienne et anti-avortement.

Pour comprendre ce qui ne va pas là-dedans, jouons le jeu, et remplaçons le terme "homosexuel" dans la phrase "Chacun a le potentiel d'être homosexuel" par quelque chose de clairement négatif : "Chacun a le potentiel d'être criminel". On voit tout de suite ce qui cloche, maintenant. Loin de faire progresser l'acceptation de l'homosexualité, cette idée aurait plutôt pour effet de renforcer le fait de voir celle-ci, sinon comme un péché, du moins comme une faiblesse de la Nature humaine, qui doit être découragée par les institutions et le système social pour assurer le renouvellement de l'espèce. De plus, ce genre d'idée qui affirme que nous sommes tous bisexuels et qu'une partie de notre nature est refoulée, ne dérange pas tant que ça les homophobes en réalité. Enfin si, cela les dérange, bien sûr, mais justement ils savent que ça les dérange et donc on ne leur apprend rien de nouveau. De nos jours, les homophobes sont davantage dérangés par l'idée que l'homosexualité serait innée et biologique ; car si c'est le cas, alors l'homosexualité est inévitable, elle ne s' "apprend" pas, les homosexuels resteront toujours une minorité et ne menacent donc pas la reproduction de l'espèce. C'est un point qui peut expliquer aussi pourquoi ils sont gênés par les études de genre ; c'est parce qu'elles ne sont pas si éloignées de leur conception du monde, sauf qu'ils en tirent des conclusions différentes, portant sur la fragilité de l'ordre social...

L'idée de la bisexualité psychique est aussi une idée qui est à double tranchant, car elle sous-entend que les homos ont eu le potentiel pour être hétéros. Ce genre d'idée d'inspiration psychanalytique serait plutôt du genre à augmenter la pression sur les parents, ou à rechercher des coupables pour l'homosexualité de ses enfants.

N'est pas meilleure l'idée selon laquelle on ne naît pas hétérosexuel ; elle serait plutôt du genre à renforcer l'idée selon laquelle si on devient hétéro c'est que, quelque part, on l'a "mérité". A l'inverse, si l'on naît hétérosexuel, alors il ne devrait y avoir aucune gloire à tirer de ce fait, dans un pays républicain comme le nôtre qui prétend refuser de reconnaître les inégalités dues à la naissance.

On voit ici que les explications à la Clerget et autres sont contre-productives et non-nécessaires, vont contre l'intérêt et le sentiment de nombreux LGBT, et que ce n'est jamais bon de voir qu'elle doivent subir de multiples contorsions discursives et intellectuelles pour rendre cela compatible avec un programme progressiste, alors qu'elles ne font pas mieux que des théories penchant pour une origine innée.

Alors, pourquoi les défendre ? J'avais émis l'hypothèse qu'il existe, en France, dans certains milieux, une peur exagérée et déraisonnable vis-à-vis de tout ce qui touche à la biologie et à la génétique, ce qui semble être vrai : il suffit de lire de nombreux livres, mais aussi posts de blog d'info et de forums concernant ces questions pour s'en convaincre. Mais il semblerait qu'il y ait aussi des explications plus simples, liées aux querelles de chapelles, c'est-à-dire dire "c'est moi qui ai raison, les autres ont tort", partir d'idées toutes faites, paternalistes et franchement fausses concernant les revendications LGBT, et éventuellement ramener les homos dans les cabinets des psys. On voit également une peur de l' "essentialisme" : à ce sujet, est-ce que c'est essentialiste de dire que les femmes ont un vagin ? Est-ce que c'est essentialiste de dire que les Noirs ont la peau noire ? Certains diront oui, certes, mais pour des raisons de commodité, je ne les rejoindrai pas. Cela entre dans le cadre de ce que Pinker appelle la peur de l'inégalité, qui atteint décidément en France des proportions démesurées et absurdes (habituellement, elle porte sur des traits négatifs, pas sur des traits neutres !).

Il me paraît utile de préciser que les pionniers des droits LGBT (Magnus Hirschfeld, etc...) penchaient pour une origine biologique de celle-ci ; certes, son idée selon laquelle les homos constitueraient un troisième sexe sonne ringarde aujourd'hui, de même que certains autres de ses concepts. Mais force est de constater qu'il se situerait à l'exact opposé de ceux qui, aujourd'hui, refusent et rejettent les recherches à ce sujet. N'oublions pas sa devise, d'ailleurs : Per scientiam, ad iustitiam ! (Par la science, vers la justice !)

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* Le psychanalyste Stéphane Clerget défend cette idée ; je ne sais pas si ses travaux, avec une surreprésentation de la psychanalyse, ont été bien perçus ou reçus dans le monde anglo-saxon, où les explications biologiques sont plus populaires...

15/08/2013

The Blank Slate - Steven Pinker




The Blank Slate : The Modern Denial Of Human Nature (traduit en français sous le titre Comprendre la Nature humaine, publié aux éditions Odile Jacob) est un livre du psychologue évolutionniste américain Steven Pinker, qui se charge de critiquer certaines des théories utilisées dans les sciences sociales, notamment fondées sur la tabula rasa ou "feuille blanche" (c'est-à-dire l'idée que l'esprit humain naît sans traits innés) et également deux autres théories souvent liées, selon lui, qui sont le bon sauvage (l'idée que l'homme est naturellement bon et qu'il devient mauvais au contact de la société) d'une part et le fantôme dans la machine (l'idée que le corps et l'esprit sont séparés) d'autre part. Contre cela, Pinker défend l'idée que nous restons influencés par notre biologie et par nos gènes.

D'abord, quelques précisions : Steven Pinker, bien qu'étant psychologue évolutionniste, est loin de penser que tout, dans notre comportement, est dû seulement à la biologie, et il a même écrit un livre entier pour montrer que la diminution tendancielle de la violence au cours du temps n'était pas due à la génétique mais à des changements institutionnels profonds. Il se réjouit des progrès de la science par rapport aux idéologies simplistes du passé en rapport avec la Nature humaine. Il critique la "feuille blanche" et le "bon sauvage" avant tout parce que ce sont des théories extrêmes qui ne correspondent pas à la réalité.

Le livre est divisé en six parties ; tout d'abord, la première partie est consacrée à la présentation des trois thèses qu'attaque l'auteur, c'est-à-dire la "triade" constituée par la feuille blanche, le bon sauvage et le fantôme dans la machine, et à leur ascension dans la vie intellectuelle moderne.

La partie II s'occupe du défi posé par l'émergence d'une nouvelle vision de la nature humaine qui vient concurrencer les trois thèses de départs.

La partie III dénonce les quatre peurs, associées à la volonté de s'en tenir aux trois thèses de départ :

Il y a tout d'abord, la peur de l'inégalité : c'est-à-dire la peur que, si les inégalités sont naturelles, alors elles devraient être justifiées et insurmontables. En effet, les concepts de justice, d'équité (les individus valent la même chose) ne sont pas la même chose que l'identicité (les individus sont la même chose). Le problème est que le passage de l'un à l'autre n'est pas naturel. Même si on trouvait des différences moyennes intrinsèques entre des groupes, cela ne justifierait pas des discriminations collectives, affirme Pinker. En effet, nous sommes tous membres d'une même famille humaine. On retrouve l'idée de Hume selon laquelle le positif est distinct du normatif.

Ensuite, la peur de l'imperfectibilité : la peur que nos défauts seraient naturellement insurmontables, que nous serions viciés par nature, et que nous ne pourrions véritablement faire du monde un endroit meilleur. Là aussi, c'est une peur non fondée ; en effet, ce n'est pas parce que l'on a des motifs ignobles que l'on va se mettre à avoir un comportement ignoble, car le cerveau est un organe complexe dans lequel certaines parties peuvent contrecarrer d'autres.

La peur du déterminisme : la peur que le déterminisme biologique provoque une perte du sens de la responsabilité, que l'on ne puisse tenir quelqu'un responsable de ses actions. Mais Pinker appelle à redéfinir le concept-même de responsabilité : en réalité, on impose un certain nombre de facteurs externes (loi, réputation, punitions, récompense) qui viennent influencer le comportement des individus et sont mêmes des causes, indirectes certes, de ce comportement. On peut alors analyser cela dans le cerveau.

La peur du nihilisme : la peur que nous n'aurions plus de valeurs, de sens à notre existence, si tous nos sentiments peuvent être ramenés à une "stratégie" d'évolution. Il en existe une version religieuse et une version laïque. La version religieuse est critiquable parce qu'elle dévalorise la vie sur Terre. Concernant la version laïque, il ne faudrait pas confondre l'échelle du temps humain et celle du temps évolutionnaire.

La partie IV plaide pour une conception plus riche de la Nature humaine, davantage ancrée dans la connaissance de la réalité, en s'appuyant sur les biais de la perception humaine, mais contre le post-modernisme ; une conception qui s'appuie sur le "matériel de base" de la pensée humaine, qui nous permet de comprendre le monde autour de nous et de communiquer ; qui nous permette de repenser la frontière entre l'humain et le non-humain, entre la vie et la non-vie, entre le naturel et le non-naturel ; qui comprenne mieux et prenne mieux en compte notre sens moral et ce que nous percevons ou non comme moral.

La partie V s'occupe de questions chaudes et de controverses, concernant le genre, la violence, le genre, les enfants et les arts ; le dernier point peut sembler hors sujet, mais Pinker s'est rendu compte lors de ses recherches qu'il était en fait très controversé et lié à un certain nombre de questions importantes en esthétique.

La partie VI est une sorte de conclusion, qui reprend la critique en règle développée au cours de l'ouvrage.

Son idée tout au long de l'ouvrage est, grossièrement, de nous dire que les différences biologiques ne sont pas graves après tout : en effet, elles n'empêchent pas de mener une politique progressiste. Au contraire : si l'on se trouvait en situation d'égalité des chances parfaites, la "triade" appuierait davantage un raisonnement de type libéral. On apprend également qu'il est carrément dangereux de construire une conception du monde sur la "triade".

L'auteur nous montre par ailleurs des ponts de la biologie à la culture, qui d'après lui, sont au nombre de quatre :

en premier, les sciences cognitives ;

en second, les neurosciences : les sciences du cerveau ;

ensuite vient la génétique comportementale ;

enfin, la psychologie évolutionniste.

On peut dire pour paraphraser Freud, que les sciences cognitives constituent la véritable troisième "blessure narcissique", ici, d'une certaine façon.

En fait, le livre ne vise pas que les raisonnements associées aux sciences sociales "de gauche", mais aussi des idées d'inspiration religieuse, chrétienne voire créationniste. D'ailleurs, la peur du déterminisme et du nihilisme sont plutôt à trouver là, en général.

De même, l'idée de dualisme cartésien se trouve en général plutôt à droite (parce qu'elle permet de justifier la responsabilité individuelle), mais elle bénéficie d'une bienveillance de la part de nombreux intellectuels de gauche (en particulier du courant psychanalytique, même s'ils s'en défendent souvent). Un point intéressant à noter est que cette idée a été défendue par des personnalités relativement libérales pour leur époque, contre le matérialisme/mécanicisme de Hobbes et sa pensée politique autoritaire/conservatrice.

Steven Pinker met ici dos à dos la religion et les sciences sociales.



Quand on voit l'attitude de la psychanalyse par rapport à l'autisme, c'est exactement ça ! On y retrouve la feuille blanche (l'homme est formé par ses expériences de la petite enfance), le bon sauvage (l'homme naît bon et innocent, et c'est la société, en l'occurrence les expériences de la petite enfance, qui le rendent méchant), et le fantôme dans la machine (l'inconscient, déterminisme psychique immatériel).

De même, le comportementalisme et la génétique n'ont absolument rien à voir, malgré ce que nous disent certains psys... Ce qui est aussi intéressant, c'est que Pinker classe la pensée de B.F.Skinner dans la "feuille blanche" ! Ça se rejoint un peu donc, d'autant plus que cela fait longtemps que la psychologie scientifique moderne n'est plus comportementaliste au sens strict...

Pour conclure : alors certes, oui, le livre est caricatural (et encore, pas tant que ça, quand on connaît un peu le milieu des sciences sociales en France) oui, l'auteur accorde peut-être trop d'importance à la biologie et à la part d'inné - mais moins que je le pensais en lisant certaines critiques, toutefois. Reste qu'à mon sens, il est peut-être un peu trop complaisant vis-à-vis de la sociobiologie et du livre clairement raciste The Bell Curve. Mais son but est, avant tout, de critiquer des modes de raisonnement, et on peut dire qu'il réussit et qu'il atteint son objectif. N'ayant pas lu la traduction française, je ne sais pas ce qu'elle vaut, néanmoins je pense que ce livre mériterait largement d'être lu, parce qu'en France, il mérite largement un succès au moins aussi important que dans son pays d'origine.




14/08/2013

A tous celles et ceux qui prétendent défendre les enfants

A tous celles et ceux qui prétendent défendre les enfants :

en avez-vous jamais rencontré un-e, issu-e d'une de ces familles dont vous refusez de reconnaître l'existence ?
Si vous en croisez un-e et que vous lui posez la question, vous risquez fort d'être choqué-e-s par ce qu'il/elle vous répondrait, très probablement : que comme tout autre enfant, il/elle aime ses parents, ses mères ou ses pères, et qu'il/elle ne voudrait pour rien au monde les échanger.

Pourrez-vous le comprendre ? Pourrez-vous admettre qu'il existe des enfants qui sont heureux de pouvoir vivre dans de telles familles ?

La vérité est que vous n'en avez jamais vus.

Mettez donc vos convictions à l'épreuve. Vous verrez des familles si semblables aux vôtres, des femmes et des hommes, des pères et des mères qui, comme tous les autres parents, tentent d'élever leurs enfants de la meilleure façon possible.

Dans de telles conditions, face à de telles familles, face à tant d'enfants, face à des parents qui les aiment si fort, pouvez-vous vraiment prétendre parler pour eux tous ?


Dans une telle situation, demandez-vous alors plutôt ce que vous devriez faire à présent ; car quoi qu'il arrive, vous n'arriverez jamais à séparer ces enfants de leurs parents !

31/07/2013

Petite pause spirituelle

Qu'est-ce que le karma ? Ci-dessous, une interprétation possible, mais en toute honnêteté je ne sais pas si c'est vraiment la bonne...


30/07/2013

Introduction aux études sur le genre - Chapitre 2 - Genre, sexualité et vie conjugale

Après un chapitre 1 assez dense et riche en thématiques différentes, nous attaquons le chapitre 2, intitulé Genre, sexualité et vie conjugale.

Celui-ci aborde la question de la distinction entre genre et sexualité, et comment celle-ci a émergé ; il montre tout d'abord qu'il s'agit d'un produit de l'histoire : chez les anciens grecs et chez les romains, en effet, les rôles actifs et passifs dépendent ainsi de la hiérarchie sociale plutôt que de l'expression d'une "sexualité" propre à chacun.

Le livre embraye sur l'émergence moderne de la "sexualité" (entre guillemets dans le texte), qui est due en grande partie, il faut le dire, à la psychanalyse et à l'importance que celle-ci lui a donnée dans ses théories sur le psychisme. D'après l'ouvrage, la conception moderne de la sexualité serait fondée sur la notion de "choix d'objet (inconscient)", assez critiquable en termes de termes de terminologie, comme je l'ai déjà laissé sous-entendre précédemment, lors de mes précédentes critiques. A vrai dire, je pense que c'est typiquement français de penser les choses ainsi, peut-être à cause de l'influence de la psychanalyse encore une fois ; dans le reste du monde occidental, on parle évidemment de sexualité et on lui donne le même sens, mais je ne pense pas que la notion de "choix d'objet" soit utilisée ou même connue.

Mais cette partie souligne quand même qu'il s'agit d'une révolution conceptuelle et que les actes sont maintenant clairement dissociés des attirances et préférences déclarées. De plus, la sexualité, dans son acception courante, est censée ne regrouper que des pratiques volontaires et consenties.

D'après les études de genre, le revers de la médaille de la sexualité est qu'elle aurait renforcé l'idée selon laquelle chacun possède un sexe déterminé et immuable, puisque le concept-même d'orientation sexuelle repose dessus.

La prochaine partie s'attache à montrer en quoi la sexualité contemporaine est toujours empreinte de genre, malgré la contraception et la libération sexuelle des années 1960-1970. Le chapitre procède à un petit rappel historique depuis cette époque ; la partie est très riche en tableaux, notamment sur différentes pratiques sexuelles pour étayer l'argumentation, concernant les évolutions du couple hétérosexuel. Je ne m'étendrai pas trop sur cette partie-là, ni sur la suivante.

La prochaine partie envisage l'hétérosexualité comme rapport de pouvoir et de domination. A ce sujet, elle commence par citer des féministes "radicales", telles que Catherine MacKinnon ou Andrea Dworkin, ce qui est très critiquable étant donné l'aspect assez caricatural de leurs théories : elles sont en effet difficiles à prendre au sérieux ; Andrea Dworkin, en particulier, mérite pleinement l'accusation de misandre, et ce n'est pas une exagération. Elle évoque également l'idée de la sociologue italienne Paola Tabet d'un continuum des échanges économico-sexuels" qui s'étendrait de la prostitution à la vie en couple. S'en suit la notion un peu problématique, due à Adrienne Rich, d' "hétérosexualité obligatoire", qui peut garder une certaine pertinence selon le sens qu'on lui donne. Mais cette partie souligne quand même que les femmes se retrouvent plus souvent que les hommes à satisfaire les désirs de leur conjoint sans en avoir vraiment envie, ce qui est tout de même très préoccupant. De même, la question du clitoris et de l'orgasme féminin sont en fait des sujets hautement politisés, ce qui pouvait être difficile à soupçonner de prime abord.

La prochaine partie aborde la question des violences de genre et violences sexuelles, notamment le harcèlement et le viol ; c'est une partie terrible, au bilan accablant. Un encart présente ainsi des exemples d'attitudes prises par les femmes pour se protéger lorsqu'elles sortent le soir dans la rue à heure tardive.

La dernière partie évoque la question du genre dans les sexualités non-mixtes, notamment du rapprochement entre sexisme et homophobie et l'émergence des mouvements LGBT, avec les discussions, les différences d'argumentation et de perspectives des "pionniers" : entre par exemple la vision de Hirschfeld, plutôt moderne (sauf lorsqu'il envisage les homosexuels comme un troisième sexe...) et celle d'Adolf Brand, plutôt machiste et nostalgique. Ce sont des causes plutôt sociales qui sont données aux stéréotypes (semi-vérifiés) associés à l'homosexualité masculine : partenaires nombreux, promiscuité...

Les relations lesbiennes, elles, sont associées au modèle des couples butch/fem, en détaillant les raisons à cela (notamment le regard des hommes), et en présentant la notion de double-bind lors d'un encart. Les lesbiennes doivent affronter l'inverse des stéréotypes gays concernant leur sexualité de couple. La dernière sous-partie montre que les dynamiques internes restent marquées par le genre, notamment par les clivages et stéréotypes actif/passif.

Pour résumer, ce chapitre quelque peu scabreux est aussi un peu plus technique, moins conceptuel que le précédent, et ça se sent. C'est pourquoi je l'ai moins commenté, ici.




Neurotypical - trailer

La bande-annonce d'un documentaire sur l'autisme, diffusé hier sur PBS (aux Etats-Unis), du point de vue des autistes eux-mêmes :

http://video.pbs.org/video/2364989611

Le film en entier (il dure une heure) est également disponible à l'adresse suivante, jusqu'au 28 août :

http://www.pbs.org/pov/neurotypical/

Attention, il est en anglais non sous-titré.

edit : hélas, il ne semble visible pour l'instant que depuis les Etats-Unis. Les autres vont devoir patienter, je le sens...

28/07/2013

Culturomics - Jean-Paul Delahaye, Nicolas Gauvrit




Culturomics : Le Numérique et la Culture est un livre de Jean-Paul Delahaye et Nicolas Gauvrit (qui est un "allié" sceptique, très actif au sein du mouvement, que j'ai eu l'occasion de voir lors d'un hangout Google, et qui est derrière le blog Psymath), sorti aux éditions Odile Jacob en 2013.
Il aborde principalement la question de l'impact du numérique sur la culture et la perception de celle-ci, et comment cela, grâce à l'émergence de nouveaux outils, donne naissance à un nouveau champ d'études appelé culturomics en anglais, et c'est ce que ce livre se charge d'exposer. Il est très complet au niveau des graphiques et des statistiques utilisées, pour appuyer son argumentation sur de nombreux sujets : psychologie, éducation, linguistique, par exemple.

Je n'aborderai ici que le premier chapitre, intitulé La psychologie dans la littérature, puisque c'est celui qui est le plus en rapport avec la thématique de ce blog, quoique celui sur l'éducation ne soit pas loin derrière.

Comme le titre de ce chapitre le suggère, il traite à la fois de la fréquence de termes associés à la psychologie dans les textes, mais aussi des motifs psychologiques derrière la fréquence de certains termes.

Ainsi, la préférence pour le chiffre 7, par exemple, dans le monde occidental, a des causes sociales : l'importance que ce chiffre a dans la culture occidentale, que ce soit dans le christianisme ou le monde grec par exemple. Alors que des individus issus d'autres cultures donneront d'autres chiffres prototypiques, comme le 3 chez les Turcs ou le 9 chez les Nigérians.

On y apprend aussi que la psychologie dépend en partie de la géographie et de la culture, en particulier, qu'il existe des troubles psychiques propres à certaines cultures, on parle d'ailleurs de culture-bound syndrome à ce sujet. Deux d'entre eux sont cités dans ce chapitre : le premier, l'amok, désigne en Asie du Sud-Est un type de folie furieuse où le sujet atteint en vient soudainement à tuer le plus de personnes possibles (to run amok est d'ailleurs une expression passée dans le langage courant en anglais), et le koro, c'est-à-dire la peur irrationnelle d'avoir le pénis qui rétrécit, en Chine du Sud.

De même, la crise d'adolescence en Occident est due à des facteurs sociaux et non biologiques ; elle est quasiment inconnue dans de nombreuses régions d'Afrique.

La partie suivante montre que la part des mots les plus courants de notre langue reste étonnamment stable dans le temps, malgré toutes les évolutions techniques que nous avons connu depuis un siècle (et elles sont nombreuses).

Ensuite, le "biais de positivité" est évoqué : les termes à connotation positive sont en moyenne plus courants que ceux dotés d'une connotation négative. De même, la façon dont se construisent les prototypes dans certaines catégories, le rouge pour les couleurs, le A pour les voyelles, le canari pour les oiseaux (qui a donné son nom à l' "effet canari", pour rendre compte du fait que le canari n'est ni l'oiseau ayant le plus fort poids symbolique, ni le plus courant dans la vraie vie).


La partie d'après est également très éclairante et intéressante, puisqu'elle a pour thème le freudisme. On y apprend, sans grande surprise, que Freud est beaucoup plus connu que Skinner (fondateur du comportementalisme) et passe pour un des archétypes du grand savant au côtés d'Einstein et de Darwin, malgré ses manipulations et son manque de rigueur en général. La psychanalyse a en effet durablement marqué la société occidentale ; bien que Freud lui-même fût relativement conservateur ou, au mieux, modéré (en tout cas pas un révolutionnaire, d'un point de vue moderne), en plaçant la sexualité au centre de la vie psychique, la psychanalyse se plaçait à contre-courant du puritanisme judéo-chrétien qui n'osait pas aborder ces questions. Les auteurs se penchent donc sur l'hypothèse selon laquelle les idées psychanalytiques freudiennes auraient facilité la libération sexuelle : de ce point de vue-là, la causalité est beaucoup moins claire qu'on ne pourrait le penser. Il faut en effet voir qu'il y a deux phases du freudisme, pour résumer : la période des années 20 à 40 où Freud commence à gagner des disciples et à répandre ses idées, et la période à partir des années 50-60 où les idées psychanalytiques connaissent un regain d'intérêt, sous l'impulsion d'une nouvelle génération de psychanalystes et d'intellectuels qui reprennent leurs idées.
Si l'on regarde les graphiques, il y a bel et bien une corrélation entre la diffusion des concepts psychanalytiques et la libération sexuelle. Mais serait-ce dû au fait que la psychanalyse freudienne portait réellement en germe la libération sexuelle, ou que les auteurs de la libération sexuelle réutilisaient des concepts issus de la psychanalyse dans leurs écrits, en leur donnant une interprétation particulière ? Le livre penche plutôt vers la seconde hypothèse, à savoir que la libération des mœurs a été facilitée par une certaine relecture du freudisme (notamment de la part de Wilhelm Reich), qui n'avait au départ pas grand chose à voir avec les idées de Freud lui-même.

Le reste du livre est tout aussi intéressant, avec des chapitres sur la mesure de la notoriété sur Internet ou les statistiques linguistiques en général. En résumé, je vous conseille l'ouvrage car il est vraiment très bien fait, très lisible, émaillé de nombreux graphiques employés à bon escient pour appuyer l'argumentation, cela ne peut donc être que recommandé.



24/07/2013

La différence entre la gauche et la droite



Comme vous l'aurez compris, il s'agira de faire place, ici, à un article ouvertement politique. J'en réutiliserai peut-être l'argumentation dans de prochains articles, davantage en rapport avec les thématiques de ce blog.

Comme vous le savez peut-être, la gauche et la droite, en tant que termes politiques, sont des concepts relatifs qui existent depuis la Révolution française et la répartition des députés dans l'hémicycle par rapport à la question du veto royal. Cependant, ils sont préfigurés par d'autres clivages similaires dans d'autres pays et à d'autres époques : par exemple, l'opposition entre Whigs (libéraux) et Tories (conservateurs) dans la Grande-Bretagne du XVIIIème siècle, ou encore, bien plus ancien, le clivage qui opposait, au sein de la République romaine, les Populares (populistes agraires, en faveur de la redistribution des terres, du bien-être de la plèbe et de l'extension de la citoyenneté) aux Optimates (aristocrates conservateurs qui défendaient les pouvoirs du Sénat). Il faut savoir toutefois qu'il ne s'agissait pas de partis politiques organisés au sens moderne, et qu'il n'y avait pas de réelle idéologie développée au-delà de ce que le public voyait comme des points de rapprochements ou la source de leur pouvoir (peuple ou aristocratie). Cependant, cela était aussi le cas pendant longtemps au XIXème siècle dans de nombreux pays avant que n'émergent les partis politiques modernes.

Les évolutions historiques du clivage droite/gauche (monarchie contre république, Eglise contre Etat, patrons contre ouvriers) font apparaître la gauche et la droite comme des concepts relatifs, comparables au Yin et au Yang de la philosophie chinoise : deux principes qui regroupent un grand nombre d'idées et de contrastes disparates et apparemment sans rapport, mais derrière lesquels on voit des éléments communs.

Mais revenons à ce qui nous préoccupe, à savoir, quelle est donc la différence entre la gauche et la droite ? Beaucoup d'auteurs ont tenté de la dégager, avec plus ou moins de succès. Je vais m'en tenir, pour des raisons de commodité, à la vision de Norberto Bobbio, pour qui la gauche, par rapport à la droite, est caractérisée par un plus grand attachement à la notion d'égalité.

Mais dans ce cas, qu'est-ce qui explique cette différence ? Il existe une explication simple, à mon sens.

En effet, toute société jusqu'à nos jours est traversée par des inégalités de pouvoir, et on peut voir la différence entre la gauche et la droite comme quelque chose qui émerge, en termes de différences d'attitudes, par rapport à ces inégalités au sein de la société. En gros, la droite va défendre l'idée que les inégalités de pouvoir, en général, sont justifiées, tandis que la gauche va défendre l'idée qu'elles ne le sont pas, qu'elles sont propres à un état des lieux donné.

Par ailleurs, l'existence du mal - ou de ce qui fait que l'homme semble parfois être vicieux, égoïste, agressif, lâche, paresseux, replié sur ses proches ou rempli de préjugés - ne peut être expliquée que si au moins l'un des deux entre la société et l'individu a une tendance à être mauvais, ou du moins à favoriser ou à privilégier ce tempérament. La droite va plutôt dire que c'est l'individu qui tend à être mauvais, la gauche que c'est la société.

Ces différences d'attitudes sont elles-même issues de différences en termes de visions du monde. Pour simplifier outrageusement, la droite voit le monde et pense qu'il est ce qu'il doit être et qu'il doit être ce qu'il est, tandis que la gauche voit le monde et pense qu'il n'est pas ce qu'il doit être et qu'il ne doit pas être ce qu'il est.

Ce n'est pas totalement faux : il existe des différences de statut social, mais aussi de traits psychologiques entre les individus de droite et de gauche. Ainsi, en règle générale, les gens de droite sont plus conventionnels et traditionnels, voire autoritaires, avec une plus forte tendance à ressentir de la peur, de la méfiance, de l'agressivité ou du dégoût, mais sont aussi consciencieux et dotés d'une meilleure confiance en eux ; à l'inverse, les gens de gauche sont plus ouverts d'esprit, plus intellectuels, avec une plus grande complexité de pensée, mais aussi rêveurs, ont davantage tendance à se plaindre et ont une vision plus pessimiste du monde tel qu'il est.

Ceci nous permet de réaliser davantage la différence entre la gauche et la droite en termes de vision du monde.

D'un côté, l'individu de droite tend à se fier à la perception directe qu'il/elle a du monde et en particulier, si l'homme est mauvais, c'est qu'il est intrinsèquement mauvais. La droite combine une vision hiérarchique du monde avec une conception "pessimiste" de l'homme. Elle considère les hiérarchies existantes comme des points de repère. Sa vision hiérarchique du monde consiste à penser plutôt que tous les individus et/ou toutes les attitudes ne se valent pas, et qu'il faut favoriser les "bonnes" attitudes et s'appuyer sur les individus qui valent le mieux et les laisser diriger la société dans l'intérêt de tous - en effet, si l'on donne la même chose à deux individus qui valent différemment, on commet une injustice. De plus, la nature humaine est stable et ses différences entre individus sont naturelles, ce qui permet également de justifier les hiérarchies existantes. Ainsi, pour toutes ces raisons, selon la droite, l'ordre établi tend à refléter la vérité des choses. C'est pourquoi l'ordre public, le bon fonctionnement de l'économie et de la société, le respect des traditions et/ou des valeurs dominantes, sont ce qui a le plus de valeur pour l'homme ou la femme de droite. C'est à l'individu, d'autant plus s'il occupe une position inférieure, de s'adapter à la société et non l'inverse.

La gauche est exactement le miroir de la droite. L'individu de gauche essaie - généreusement, mais parfois dangereusement - d'aller au-delà de sa perception directe du monde ; en particulier, si l'homme est mauvais, il/elle va s'intéresser au contexte et penser que la société, directement ou non, ne lui a pas donné ce qu'il méritait. La gauche tire de cela une vision égalitaire du monde et une conception "optimiste" de l'homme. La gauche a plutôt tendance à penser que tous les individus, par delà leurs différences, valent la même chose (et peut aussi parfois donner l'impression de penser que toutes les attitudes se valent) ; il faut donc redistribuer les richesses et les pouvoirs en conséquence - en effet, si l'on ne donne pas la même chose à deux individus de même mérite, on commet une injustice. La nature humaine n'est pas stable, mais en grande partie façonnée par la société, au fond elle est plutôt homogène et les hiérarchies ne sont donc pas toujours justifiées. Au contraire, celles-ci peuvent volontiers être remises en question, l'ordre établi devenant en grande partie arbitraire et contingent. La recherche de l'égalité, de la justice sociale et de la lutte pour la raison (par opposition aux peurs irrationnelles), contre l'oppression et les préjugés, est ce qui motive l'homme ou la femme de gauche. Dans la mesure du possible, ce devrait être à la société de s'adapter aux individus, en particulier ceux dont la position est la plus basse, plutôt que l'inverse.

On le voit, la gauche et la droite diffèrent (partiellement, cela change selon les époques) d'une part concernant les problèmes qu'elles reconnaissent, et d'autre part concernant la façon de combattre ces problèmes.

En fait, la gauche et la droite (et même l'ensemble de l'échiquier politique, du centre aux extrêmes) sont beaucoup plus similaires qu'on ne pourrait le penser, concernant ce qu'elles considèrent comme des problèmes, sinon elles ne pourraient pas en débattre ; il faut qu'il y ait des points de consensus. La droite ne peut décemment pas se satisfaire de la misère, d'inégalités trop importantes, de la haine, de la peur ou d'états d'esprit rétrogrades, s'ils menacent l'ordre ou la cohésion de la société, de même que la gauche ne peut raisonnablement pas se contenter du chaos, du gaspillage, de la médiocrité, de la fin de la production ou du meurtre du passé, s'ils sont un obstacle à l'égalité, à la justice ou au progrès. On remarque un paradoxe : la gauche et la droite adhèrent à des valeurs opposées et partiellement incompatibles, mais en même temps, pour chaque camp, défendre ses propres valeurs signifie aussi, indirectement, défendre celles de l'autre, mais à un degré moindre.

La différence principale se situe donc dans la façon de combattre les problèmes sociaux.

La droite, qui pense que c'est à l'individu de s'adapter à la société, en prenant appui sur sa vision "pessimiste" de l'homme, va faire appel à la responsabilité individuelle. Elle va chercher à canaliser la nature humaine dans un sens "positif" (via les incitations, un système de valeurs clair, etc) et se servir de la nature humaine comme argument pour justifier le fait qu'il est inutile de vouloir changer la société. Lorsqu'il y a des problèmes au sein de la société, la droite ne tend à y voir que des fautes individuelles, le but de la société, du collectif, de l'Etat, n'étant que d'inciter l'individu à se reconnaître dans leurs objectifs traditionnels et de les protéger contre ses erreurs. Si on veut que les individus fassent le bien ou se comportent correctement, il faut qu'ils soient incités à le faire : c'est le fameux mécanisme de la carotte et du bâton, incarnés ici par le marché et la sanction pénale à l'époque moderne. Ce mécanisme permettrait de développer un bon niveau de vie chez les couches inférieures, sans perte pour les autres. Autrement, on laisse se propager le vice et la médiocrité au détriment de la compétence et des bonnes attitudes. 

Au contraire, la gauche, qui pense que la société devrait être adaptée aux individus, en prenant appui sur sa vision "optimiste" de l'homme, va plutôt agir au niveau collectif, modifier les structures mêmes de la société ; minimisant l'impact d'une nature humaine fixe, elle s'intéresse à ceux qu'elle considère comme les victimes injustes du système, pour les aider en amont. Lorsqu'il y a des problèmes au sein de la société, elle y voit la marque d'un système mal organisé, à refaçonner. Pour toutes ces raisons, elle se méfie de la culpabilisation et du tout répressif. Elle accorde moins d'importance aux écarts vis-à-vis des normes. Elle pense qu'il est possible d'agir sur des causes collectives, sociales, pour amoindrir (voire éradiquer) les problèmes auxquels la société est confrontée.

Voilà pour les principales différences, dans leurs grandes lignes.

On peut ainsi facilement expliquer pourquoi le clivage droite/gauche est resté assez cohérent à travers les époques et les différents pays : c'est parce qu'il oppose d'un côté ceux qui veulent conserver leur pouvoir, de l'autre ceux qui veulent redistribuer le pouvoir. C'est aussi pourquoi les coalitions de droite et de gauche ont généralement la même forme, quelque soit le pays : à droite, une alliance entre les milieux aisés et les couches conservatrices de la population, à gauche, une coalition de groupes opprimés menés par une avant-garde intellectuelle.

Attention toutefois, la division gauche/droite autour de ces dimensions n'est pas toujours parfaite : il existe évidemment des variations très importantes au niveau individuel, mais parfois, pour des raisons historiques et/ou sociologiques, il arrive qu'un parti classé à gauche puisse soutenir sur certains sujets des idées de droite, ou inversement. A long terme, cela peut créer une "dissonance", qui ne sera résolue que lorsque cet enjeu passera au premier plan, avec à la clé un réalignement des positions politiques à la sortie. C'est ainsi qu'aux Etats-Unis, les démocrates ont perdu l'électorat blanc du Sud à la suite du mouvement pour les droits civiques, parce que que les démocrates du Nord, qui s'appuyaient déjà sur les Noirs depuis quelques décennies, avaient un positionnement de centre-gauche qui favorisaient leur sympathie à l'égard du mouvement, et ils l'ont d'ailleurs accompagné sur le plan législatif fédéral (vote du Civil Rights Act en 1964, et du Voting Rights Act en 1965). Alors que dans le même temps, de nombreux républicains (pourtant parti héritier de Lincoln, celui qui a aboli l'esclavage) se sentaient rebutés par certaines des revendications du mouvement, qu'ils jugeaient peu cohérentes avec le reste de leur programme - c'est en particulier le cas de Barry Goldwater, candidat ultra-libéral (au sens français du terme) pour la présidentielle de 1964 face à Lyndon B. Johnson, qui n'a quasiment récupéré que les Etats du Sud profond, alors que cette situation aurait été impensable quelques années avant.


En passant, cette vision générale de la différence gauche/droite permet aussi de couper court à la conception simpliste qui voudrait que la gauche soit "le collectif" tandis que la droite serait "l'individu". Outre les très nombreux contre-exemples qu'on peut trouver, notamment des courants de droite avec une forte conscience du collectif, on voit que pour la droite en général, la société est bonne en soi et que c'est pour cela qu'elle mérite d'être préservée (il y a bien certains ultra-libéraux qui pensent que la société n'existe pas, mais le plus souvent cela rejoint une vision de droite - la société n'existe pas, donc elle ne peut pas être modifiée - et très rarement une vision de gauche - la société n'existe pas, donc elle ne peut pas être préservée) ; à l'inverse, pour la gauche c'est l'individu qui est bon en soi, et c'est pourquoi celui-ci devrait être le moins possible "enchaîné" par la société telle qu'elle est, ses normes ou ses attentes.
Au final, c'est plutôt l'attitude par rapport au collectif qui distingue la gauche et la droite. La droite voit le collectif comme une structure génératrice d'ordre, à respecter, ou qui devrait être construite par les individus eux-mêmes plutôt que modifiée par le politique ; tandis que la gauche voit le collectif comme un potentiel à remodeler pour créer une société plus juste et égalitaire.


09/07/2013

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Introduction aux études sur le genre - Chapitre 1 - Sexe et Genre

Après l'introduction, nous embrayons enfin sur le premier chapitre, intitulé Sexe et Genre.

Celui-ci aborde, tout d'abord - cela peut sembler évident - , la question de la construction du concept de genre, c'est-à-dire du genre comme sexe social, puis du genre comme rapport social et diviseur.

Le genre comme sexe social consiste, grossièrement, à voir le genre comme le sexe perçu et attribué comme tel par la société.

Le genre comme rapport social et diviseur voit le genre comme étant, plus ou moins, un synonyme de patriarcat. A ce sujet, je comprends le concept de patriarcat qui est exposé dans ce chapitre (il est entendu ici comme domination du père sur les membres de la famille, ce qui est un peu spécial, et différent de ce à quoi je pensais, c'est-à-dire simplement la domination statistique des hommes sur les femmes pour les positions de pouvoir), et je ne le vois évidemment pas comme une chose positive, mais est-il vraiment possible de l'abolir en tous lieux sans une forme d'immixtion totalitaire ?
La question n'est pas anodine, car elle a déjà des antécédents avec la vision du capitalisme selon Marx (et l'on sait les parallèles qui ont été faits entre le féminisme matérialiste et la théorie marxiste), ou encore les imprécations de George Orwell, dans des livres tels que Animal Farm ou 1984 (l'importance donnée au rôle du langage dans les théories féministes a donné lieu à des accusations de novlangue, d'ailleurs). On a d'ailleurs parlé au sujet du système soviétique, de capitalisme d'Etat ; cela montre que certaines théories féministes correspondent un peu à la caricature qu'on s'en fait parfois, notamment l'accusation de misandrie...

La deuxième partie évoque la question du sexe d'un point de vue biologique, et montre que les choses sont loin d'être claires, notamment à cause de l'existence d'intersexes.

Sans trop en révéler, le passage sur les intersexes est très parlant. La situation des intersexes est effectivement terrible, dans de nombreux cas (et ce, pour les mêmes raisons que l'affaire Reimer me choque). Je ne savais pas qu'en la matière, les décisions chirurgicales fonctionnaient autant au cas par cas, suivant des critères aussi arbitraires. Dans un monde bien organisé, les intersexes ne devraient pas connaître d'opérations de "réassignation". Mais la société dans son ensemble ne leur a prévu de place et n'est pas capable de les penser. L'idéal serait que les parents élèvent leurs enfants intersexes comme ils l'entendent, quitte à ce que plus tard, ceux-ci puissent changer de genre à l'âge adulte et que ce choix soit respecté, mais en limitant au maximum la nécessité d'opérations.

Concernant les critiques plus générales concernant la notion de sexe biologique, je pense que le caractère plus ou moins arbitraire des catégories et classifications biologiques est un fait qui n'est remis en cause par personne, en tout cas chez les biologistes compétents ; doit-on arrêter de faire de la taxonomie sous prétexte que les frontières entre espèces peuvent être floues, par exemple que les lions et les tigresses peuvent concevoir ensemble de grands ligres ? Le sexe n'est qu'un outil conceptuel, fondé sur une combinaison de facteurs chromosomiques, génétiques et phénotypiques, avec par exemple l'espèce ou d'autres conditions (stérilité, etc...) pour penser la reproduction biologique.
Oui, les catégories peuvent être arbitraires, mais sans elles, on ne peut pas établir scientifiquement de caractéristiques propres, en moyenne, à un groupe, et cela constitue un frein à la connaissance. Par exemple, ce sont les femmes qui peuvent être enceintes et ont des seins pour allaiter leurs enfants. On est d'accord, c'est sans doute à cause de ce fait que les générations précédentes en ont déduit, à tort ou à raison, qu'elles étaient, dans l'absolu, plus aptes à s'occuper des enfants, passés leurs premiers mois...

Quand à l'idée que le genre précéderait le sexe, elle pose problème, pour les raisons évoquées précédemment, mais aussi quand on a gardé comme moi une vision assez bottom-up et quasi-positiviste de la science, dans laquelle la physique détermine la chimie qui détermine la biologie, qui détermine au moins des aspects minimaux de la psychologie, etc... Autre question : si le genre précède le sexe, alors d'où vient le genre ? Le livre n'est guère explicite à ce sujet. Au contraire, si l'on part de l'idée qu'il faille d'abord remarquer des différences avant de construire des catégories autour et de leur accorder un traitement différent, alors le réel (qui est un continuum) précède le sexe, qui précède le genre. A moins que j'aie mal compris ce dont il s'agissait.

La prochaine partie parle de "défaire le genre". Reviennent alors mes critiques sur le concept de patriarcat et son usage par certain-e-s féministes.

A ce sujet, le "lesbianisme radical" à la Monique Wittig serait considéré aujourd'hui comme une caricature de féminisme, et ferait mieux de rester dans les poubelles de l'histoire du féminisme et du mouvement LGBT. Rassurez-vous toutefois, c'était déjà au moins partiellement souligné même à l'époque, comme le précise l'ouvrage juste après.

Concernant la question des transsexuels, le livre a raison de souligner que certaines théories féministes "radicales", principalement essentialistes, à cause d'un attachement à une conception sacrée de la féminité et, il faut le dire, une certaine misandrie à peine dissimulée, ont pu déboucher sur une véritable légitimation de la transphobie, qui a encore bel et bien encore lieu dans certains milieux.

De mon point de vue, d'une autre façon, la question des transsexuels peut aussi être perçue (paradoxalement, à première vue) comme une réfutation de la "feuille blanche" : on peut en effet les voir comme des personnes avec le corps appartenant à un sexe donné mais dont l' "esprit" s'identifie à l'autre sexe, et il semblerait que ce soit surtout pour des raisons biologiques. C'est une façon assez simple, peut-être simpliste certes, de concevoir la question des transsexuels ; mais les études de genre, pour sauver l'idée du constructivisme social, vont opter pour une approche beaucoup plus alambiquée, que je ne détaillerai pas ici.

Le dernier passage du chapitre évoque la théorie queer. La présentation qui en est faite, assez neutre en fait, ne m'a pas vraiment aidé à voir d'un jour positif cette discipline, dont les influences sont très clairement et nettement post-modernes (ce qui n'est jamais bon signe, selon moi). Elle donne vraiment l'impression d'être élitiste, engluée dans ses contradictions, déconnectée de la réalité (parfois dangereusement ; elle sert parfois d'épouvantail utile, voire idéal, pour une partie de la droite conservatrice, et pour de bonnes raisons) et de ses modes de raisonnements les plus courants. J'ai cru comprendre qu'elle était considérée par de nombreux LGBT eux-mêmes comme une nouvelle forme de dépravation de diptères.

Un autre point que je trouve gênant est le fait, systématique, de penser l'homosexualité comme un "choix d'objet" (terme d'origine psychanalytique ; certes, ce n'est pas un "choix" au sens de libre arbitre, mais ça peut prêter à confusion...), sans jamais considérer de facteurs biologiques possibles, mais bon ce n'est guère étonnant lorsqu'on se place dans une optique de constructivisme social.

En résumé, on a là un chapitre très intéressant, une belle entrée en matière, qui aborde à lui seul de nombreuses thématiques liées au genre et peut aussi considérablement stimuler la réflexion.



02/07/2013

L'affaire David Reimer

Avant un nouvel article sur les principales idées du chapitre I de Introduction aux études sur le genre, j'aimerais revenir avec vous sur l'idée que les différences femmes/hommes seraient purement une construction sociale, la fameuse "feuille blanche", évoquée précédemment ; selon moi, cette idée est fausse, et a même été réfutée à plusieurs reprises. Un exemple particulièrement tragique et sinistre vient en tête.

Le 22 Août 1965, le petit Bruce Reimer naît à Winnipeg, au Canada, avec un frère jumeau, Brian Reimer. A l'âge de 6 mois, ils sont tous deux diagnostiqués d'un phimosis, et devront donc être circoncis deux mois plus tard. Alors que Brian échappera finalement à son opération, celle du petit Bruce ne se passera pas comme prévu et il aura malheureusement le pénis brûlé lors de celle-ci.

Ses parents sont évidemment paniqués et se tournent vers le psychologue John Money, un pionnier dans le champ du développement sexuel et du concept de "genre" (au sens des études de genre), célèbre pour ses travaux sur les intersexes. Il pense aussi que l'identité de genre est uniquement le résultat d'un apprentissage social durant la petite enfance et peut facilement être modifiée.

A 22 mois, le petit Bruce reçoit une opération de changement de sexe et est rebaptisé Brenda au terme de celle-ci. Elle sera désormais élevée comme une fille, et cette opération lui sera cachée aussi longtemps que possible. Quant à John Money, il tient là une occasion idéale pour tester sa théorie, puisque le jumeau de Bruce/Brenda, Brian, est resté un petit garçon. Sans rentrer dans les détails, la déontologie de John Money était parfois franchement douteuse, à la limite du savant fou. Mais il était satisfait du développement de Brenda et y voyait un exemple d'expérience réussie, confirmant ses théories.

Mais ce n'était pas l'avis de Brenda, qui voyait ces visites comme traumatiques plutôt que thérapeutiques. La famille n'a jamais accepté de donner à Brenda un véritable vagin, et jusqu'à son adolescence, celle-ci urinait donc de façon très spéciale. C'est vers la même époque qu'on commença à lui donner des œstrogènes pour développer sa poitrine. Le contact avec la famille Reimer ayant été rompu, John Money cessa de publier quoi que ce soit sur le cas Bruce/Brenda, comme pour dissimuler son échec.

Car en effet, Brenda ne s'est jamais identifiée à une fille. Elle fut rejetée par ses pairs à cause de son apparence et de son comportement. Son attitude a toujours été typiquement masculine, et ni les robes à frou-frou imposées, ni les hormones féminines ne l'ont jamais fait se sentir fille. A 13 ans, Brenda souffrait de dépression et dit à ses parents qu'elle se suiciderait si elle devait revoir John Money. En 1980, on lui dit enfin la vérité sur son changement de sexe, et a 14 ans elle prit une identité masculine, celle de David Reimer. A partir de 1997, David entreprit des démarches coûteuses pour retrouver son sexe d'origine, et c'est justement à la même époque qu'il se confia à Milton Diamond dans l'espoir de dissuader les médecins et chirurgiens de répéter les mêmes erreurs avec d'autres enfants. Son histoire commença à être connue du grand public grâce au livre de John Colapinto qui la relate, As Nature Made Him: The Boy Who Was Raised as a Girl.

Malheureusement, David Reimer se suicida à l'âge de 38 ans, non seulement à cause de son passé mais aussi à cause de la mort de son frère schizophrène des suites d'une overdose en 2002, et aussi pour d'autres raisons. Mais il fut loin d'être le seul à avoir dû affronter le même genre de troubles au cours de sa vie.

Même si c'est un exemple un peu extrême et peut-être caricatural, il faut reconnaître qu'on a décidément là affaire à une face plus sombre des conséquences du constructivisme social. Notez que cette affaire sera référencée par Judith Butler dans son livre Défaire le Genre de 2004. On sent déjà le truc alambiqué...

Addendum (septembre 2022) : avec le recul, et notamment après avoir lu le passage en question, j'y vois plutôt une façon pour Judith Butler de se défendre contre les mauvaises interprétations de ses travaux. Butler ne prétend que la biologie n'a aucune importance ; la question ne l'intéresse pas, et elle se situe à un tout autre niveau.

Disclaimer : Après un rapide tour sur le Net, je me suis rendu compte que cette histoire, bien qu'authentique, était souvent reprise sur des sites de droite et d'extrême-droite pour critiquer la "théorie du genre" et ses soi-disant dangers, en faisant souvent de l'ad hominem sur les tendances pro-pédophiles (avérées, certes) de John Money. Mais de même, des critiques bêtes et méchantes de la psychanalyse apparaissent souvent sur des sites douteux, est-ce une raison pour arrêter de la critiquer ? Si la gauche ne se donne pas la peine de penser ce genre de problème, elle laisse la porte ouverte à la droite et à l'extrême-droite et nous y perdrons tous. En ce qui concerne le cas David Reimer par exemple, celui-ci a aussi été avancé pour dénoncer les opérations chirurgicales chez les intersexes (que j'aborderai dans un prochain article). En tout cas, se servir de l'affaire Reimer pour promouvoir la misogynie, l'homophobie ou la transphobie est clairement un non-sens, voire un contre-sens.


Introduction aux études sur le genre - présentation et remarques générales



Introduction aux études sur le genre est un ouvrage collectif, de Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard, publié aux éditions De Boeck.

Le livre s'attache à présenter les études sur le genre, les principales idées et théories qui leur sont liées ainsi que le cadre conceptuel qui leur est associé.

Il est divisé en six chapitres :

- le premier, Sexe et genre, définit le sexe, traite du féminisme radical et de la question trans ;

- le deuxième, Genre, sexualité et vie conjugale, traite de la sexualité et de la perception sociale de celle-ci ;

- le troisième, Genre et socialisation, traite de la socialisation des enfants et de la construction sociale du genre au cours du temps ;

- le quatrième, Genre et travail, traite de la répartition des tâches, des inégalités salariales et d'accès à l'emploi ;

- le cinquième, Genre et politique, traite de l'histoire des revendications des femmes en politique et des inégalités d'accès aux fonctions politiques ;

- enfin le sixième, Intersections, traite du concept d' "intersectionnalité" ; l'idée que les différentes formes de discrimination - de genre, de classe, de race - se combinent, s'interpénètrent et sont comparables à de nombreux égards.


Après cette brève présentation, il est temps de poser la question : mais au fond, qu'est-ce que le genre ? Revenons un peu sur l'intro (de l'intro !) pour avoir des éléments de réponse. On découvre que quatre piliers définissent le genre :

- les différences systématiques entre hommes et femmes sont une construction sociale ;
- le genre est relationnel ; il existe une forme d'opposition entre masculin et féminin ;
- le genre est un rapport de pouvoir, de domination, et de normes ;
- le genre doit être comparé à d'autres formes de pouvoir et de domination.

Dès le départ, ce champ est donc doté d'une portée militante et prescriptive, puisque l'intro continue ensuite sur l'émergence de ces études au sein du mouvement féministe durant les années 1970. Juste une note de terminologie, qui vaudra pour la suite : ce qui y est appelé "féminisme matérialiste" correspond en réalité à un féminisme "marxisant", qui transpose l'analyse de la lutte des classes avec les sexes (et donc pas vraiment matérialiste au sens philosophique classique, ou même usuel).

Le principal écueil de ces études, à mon sens, est donc qu'elles reposent sur ce que Steven Pinker appelle la "feuille blanche" (The Blank Slate), à savoir, l'idée selon laquelle nous ne serions tous, hommes et femmes, que des "feuilles blanches" à la naissance, et que c'est notre socialisation qui expliquerait toutes nos différences.

Cette idée pose problème, évidemment : en effet, que se passerait-il si des découvertes scientifiques réfutaient cette idée et montraient qu'il existe bel et bien, en moyenne, des différences innées de comportement entre hommes et femmes ? Dans ce cas, les études sur le genre seraient-elles condamnées à ne devenir qu'un corpus idéologique et anti-scientifique, incapable de s'adapter à la réalité ? Car la scientificité même, notamment la réfutabilité, du concept de genre, pose aussi problème, pris à l'extrême et notamment dans ses variantes post-modernes : si l'on part du principe que "le genre précède le sexe", alors toute réfutation potentielle ne peut-elle pas être interprétée comme pensée dans les catégories imposées par le genre lui-même, et donc à abandonner pour cette raison ? Et même au-delà, l'activité scientifique elle-même ne peut-elle pas être entièrement analysée sous l'angle du genre, et de lui seul, posé en vérité ultime ? C'est ce genre de dérives qui avait déjà été dénoncées par Sokal et Bricmont dans Impostures intellectuelles. Mais bon, je le reconnais, les études de genre vont rarement jusque là.

Tout ceci devient moins gênant si l'on part du principe que les études de genre ne sont que des interprétations de faits à l'aune d'une théorie, même fausse, et qu'en pratique elles cherchent surtout à tirer dans leur direction en remettant en question les discours inégalitaires et les clichés courants et injustifiés. Dans ce cas, elles ne font pas pire que tant d'autres sciences sociales - y compris l'économie - et cet effort devient même très louable, même si la prudence devrait être de rigueur.

Mais les autres dérives associées à la croyance en la "feuille blanche" sont également visibles, ici : en plus d'une certaine confusion entre le positif et le normatif qui leur est inhérente, les études de genre font une confusion entre la justice (fairness, l'idée que nous valons tous la même chose) et l' "identicité" (sameness, l'idée que nous sommes tous la même chose). De plus, elles vivent sur ce que Pinker appelle la "peur de l'inégalité" : c'est-à-dire l'idée selon laquelle si des différences innées de comportement étaient constatées chez les hommes et les femmes, cela pourrait justifier des inégalités de traitement. Ce n'est pas vrai : si l'on pose que nous faisons tous partie d'une même famille humaine au-delà de nos différences statistiques, et qu'une femme vaut autant qu'un homme, alors l'égalité des sexes doit être respectée. Le fait que la gravité existe ne doit pas empêcher d'imaginer des moyens de s'envoler.

En résumé, si vous pensez - que vous soyez ou non vous-même dans les normes de genre, par ailleurs - que les études de genre et domaines liés (queer, etc...) sont une forme de masturbation intellectuelle élitiste, alors ce livre n'est pas vraiment pour vous, car il risquerait plutôt de vous renforcer dans votre sentiment - et encore, il y a pire comme livre, dans le "genre", si j'ose dire... 

Autrement, le livre est quand même très bien fait, et il faut reconnaître qu'un effort considérable est accompli pour rendre accessibles des théories clairement alambiquées, conçues pour relier une multitude de concepts et réalités disparates. 

De plus, il est effectivement très instructif sur le plan du "diagnostic", concernant les inégalités entre les genres et entre les sexes, les biais selon lesquels elles se manifestent, et comment le genre se construit socialement, en rejetant toutes les explications simplistes et fourre-tout d'une certaine pseudo-biologie.

Si vous vous intéressez sérieusement à ce sujet, je vous le recommande donc, quelque soit votre opinion dessus par ailleurs.



La suite de cet article traitera du premier chapitre et devrait approfondir certains aspects de la critique du constructivisme social pur.

24/06/2013

Lettre ouverte de Hugo Horiot (autiste) à Pierre Delion

Hugo Horiot est un autiste de haut niveau, devenu écrivain et comédien ; il a notamment écrit le livre L'empereur, c'est moi aux éditions l'Iconoclaste, qui relate son parcours. Récemment, il a également écrit une lettre ouverte au professeur Pierre Delion (adepte du packing), en réponse à ce texte-ci ; je vous transmets ici le contenu de la lettre, car même si les plus concernés par l'autisme n'apprendront certainement pas grand chose, le contenu est fort intéressant et instructif :


Lettre ouverte au Pr Pierre DelionDu collectif du 39 de la nuit sécuritaire

Monsieur,Comment accuser les autres d’imposture quand on est soi‐même un imposteur depuis plus de trente ans ?
Comme tout imposteur, vous tenez un double discours. Vous clamez :« L’éducatif toujours ! » Vous a‐t‐on déjà vu oeuvrer, Monsieur, en faveur d’une inclusion scolaire pour tous ? Votre combat tend plutôt à garder vos « patients » dans les murs de l’obscurantisme. Obscurantisme qui rapporte gros si l’on en croit le coût d’une journée en hôpital de jour : 900€ aux frais du contribuable. Voici un gâteau qui ne se partage pas, sans doute...
Comment pouvez‐vous prétendre avoir à l’égard des autistes « tout le respect humain que l’on doit aux personnes qui souffrent psychiquement »? Les envelopper dans des linges glacés, est‐ce là la marque de votre respect, sinon de votre compassion ?Rappelons ce qu’est le « packing » que vous défendez avec tant d’ardeur : l’enfant maîtrisé par plusieurs personnes, bras plaqués au corps, est immobilisé dans des draps glacés au minimum 45 minutes. Cette camisole de glace est imposée au sujet plusieurs jours par semaine pendant plusieurs mois. A la différence des geôles de Guantánamo, on ne recouvre pas le visage. C’est politiquement plus correct.
Vous déclarez que toute opposition à vos concepts est un pur produit de « la pensée novlangue ». Non content de votre main mise sur le traitement de l’autisme, chercheriez‐vous à faire du langage le monopole de la psychanalyse ? Le langage est universel.Il n’a pas attendu l’existence de Freud ou de Lacan pour rayonner. La langue française n’a pas besoin de vous pour être célébrée, croyez moi.


La psychanalyse étant une thérapie fondée sur la communication entre le patient et son thérapeute, psychanalyser un autiste est une pure abstraction.Vous dîtes : «La souffrance ne se réduit pas à la solution d’une équation mathématique».Je vous réponds qu’elle ne se réduit pas non plus à quelques schémas psychanalytiques.Schémas qui au fil des décennies, semblent aussi immuables qu’éculés, alors que le monde évolue et que chaque être est unique.Interpréter à partir du silence d’une personne la raison de son mal : l’avenir selon vous.Une aberration selon moi.
Enfin, vous contestez les chiffres avancés par la Haute Autorité de Santé concernant l’efficacité des méthodes éducatives et comportementales qui font leurs preuves ailleurs depuis plus de quarante ans.Peut-on savoir combien de personnes sont sorties de leur enfermement autistique en passant par votre service ?La psychanalyse s’estimant au dessus de toute évaluation, nous n’en saurons rien.Donner des chiffres n’est pas une réponse de psychanalyste, n’est ce pas ?Dans ce cas, on n’a pas vocation à dépendre de l’argent public.Voici l’imposture véritable.
Salutations distinguées.
Hugo Horiot