18/03/2014

L'histoire de mon rapport à la psychanalyse

Comme beaucoup de français, j'ai longtemps eu une image positive de la psychanalyse ; Sigmund Freud n'était-il pas celui qui avait découvert l'inconscient (et d'ailleurs, comment, aujourd'hui, peut-on encore nier l'existence de l'inconscient) ? N'avait-il pas remis en question l'ancienne conception rigoriste, judéo-chrétienne de la sexualité, mis en évidence ses effets nocifs, et découvert la place essentielle de la sexualité au centre de la vie psychique ? S'opposer à la psychanalyse, n'était-ce pas être réactionnaire et/ou rétrograde ?

Petit à petit, mes convictions sur le sujet ont commencé à vaciller. En m'intéressant à la philosophie, j'ai découvert que le grand philosophe des sciences, Karl Popper, considérait la psychanalyse comme une pseudo-science car ses concepts n'étaient pas réfutables et que les psychanalystes utilisaient (et justifiaient l'usage de) l'ad hominem pour répondre aux critiques. A l'époque, je pensais que les critiques que Popper adressaient à Freud étaient surtout dues aux penchants conservateurs du premier (sans réaliser, à l'époque, que je tombais moi-même dans le piège des psychanalystes !)...

En terminale, j'ai appris en philosophie - dans un cours pourtant plutôt complaisant à l'égard de Freud - que celui-ci n'avait pas été le pionnier de la notion d'inconscient ; en effet, cet honneur semble incomber à Leibniz. La notion freudienne d'inconscient est en fait beaucoup plus spécifique, puisqu'elle est basée sur le concept de "refoulement". A partir de là, ma curiosité naturelle m'a poussé à nourrir davantage d'interrogations et de doutes à l'égard de la psychanalyse et de ses méthodes, mais uniquement en tant que philosophie, lorsqu'il fallait réviser le sujet.

Tout a réellement commencé à basculer en 2010, lorsque Michel Onfray - philosophe athée radical, qu'il serait franchement malhonnête de classer à droite, qu'on soit ou non d'accord avec lui - a sorti son ouvrage sur Freud, intitulé Le Crépuscule d'une idole : L'Affabulation freudienne ; à ce moment-là, pour diverses raisons, je commençais également à m'intéresser au scepticisme, au rationalisme moderne, aux critiques du créationnisme. Et j'étais d'abord surpris de découvrir que des individus peu suspects d'en vouloir à la laïcité ou même d'être de droite reprenaient les critiques de Popper et d'autres à l'égard de la psychanalyse.
Au final, j'ai trouvé malhonnêtes les critiques négatives de ce livre dans la presse, et la suite des événements m'a renforcé dans mon impression. 
Un ou deux ans plus tard, le livre d'Onfray était présent à la bibliothèque de mon université. Je l'ai finalement lu partiellement, lorsque j'en ai eu l'occasion ; je ne l'ai pas acheté, car ce qui m'intéressait avant tout c'était la critique de la psychanalyse en général, et pas de Freud en particulier.

A ce moment-là, Le Livre Noir de la Psychanalyse avait aussi été réédité. En 2005, lorsqu'il est sorti pour la première fois, j'étais un peu jeune pour m'intéresser à la polémique autour de ce livre, puisque c'était ma première année de lycée (celle qui s'appelle la Seconde...). En 2010, mes centres d'intérêt avaient évolué, et mon ouverture sur le monde aussi, puisque j'avais maintenant un ordi connecté à Internet avec une bonne connexion et que je faisais autre chose que de me connecter en boucle sur MSN et au plus deux-trois sites, entre autres. 
Bref. J'ai acheté ce livre en librairie, en même temps que L'Interprétation des Rêves, de façon à laisser sa chance au vieux barbu viennois - pour l'anecdote, il s'agit de l'édition des puf, celle qu'Elisabeth Roudinesco jugeait "illisible" ; à l'époque, je ne le savais pas, je ne faisais que me fier aux prix, mais maintenant j'en suis d'autant plus content !
Je n'ai pas été déçu. Les critiques à l'égard de la méthodologie de Freud étaient amplement justifiées, le récit de L'Interprétation des Rêves venant confirmer certaines des critiques du Livre Noir. La lecture de ce livre m'a poussé à vérifier les informations que celui-ci contenait : sur les critiques, sur l'autisme, sur le statut de la psychanalyse à l'étranger, force est de constater que le Livre Noir dit vrai, les sources étant trop nombreuses pour toutes les citer.

J'en ai d'ailleurs déduit la conclusion qui s'imposait : si la psychanalyse est abandonnée dans la plupart des pays civilisés, alors elle n'est pas nécessaire au progrès sociétal. De fait, les psychanalystes ont été dans leur grande majorité incapables d'anticiper les évolutions de la société.

Mieux encore : mes expériences ultérieures m'ont suggéré que la psychanalyse pouvait être nuisible au progrès sociétal, pour plusieurs raisons.

D'abord, de part mes lectures, je me suis rendu compte que beaucoup de psychanalystes (mais pas tous) étaient conservateurs, et j'ai compris que c'était une position somme toute assez logique, étant donné la place que tiennent généralement la différence des sexes, la famille et l' "ordre symbolique" dans ce système de pensée. Cet état d'esprit conservateur s'infiltre partout où il peut être reçu et récupéré : Manif pour tous, Printemps français, etc... Est-ce un hasard si la France a été jusqu'ici le pays européen dans lequel la réaction face à ce projet de réforme sociétale a été la plus violente ? Je ne pense pas, et on ne pourra pas dire que les psychanalystes ne pouvaient pas savoir.

Ensuite, j'ai réalisé que les arguments utilisés par les psychanalystes progressistes étaient parfois d'une grande malhonnêteté intellectuelle, quand ce n'était pas tout simplement du pur non-sens. Pour les progressistes, les employer devrait relever de la "balle dans le pied" et pourtant les politiques de gauche, désespérément franco-centrés, le font toujours, en France, quand leurs adversaires de droite font appel, certes n'importe comment, à des penseurs beaucoup plus intéressants comme John Rawls, qui est tout à fait le genre de philosophe qu'il faudrait mobiliser, et de la bonne façon, lors de ces débats. C'est préoccupant, car cela peut donner l'illusion à une partie du public que le mariage pour tous, par exemple, est une réforme qui ne peut être défendue qu'avec des arguments intellectuels élitistes, incompréhensibles ou vides de sens, alors qu'il s'agit d'un concept très simple à comprendre. De fait, aujourd'hui, l'interdiction de l'esclavage ou le droit de vote des femmes nous semblent être des évidences, pourtant on n'a pas attendus les théoriciens post-coloniaux ou Judith Butler pour les faire passer dans la loi et réaliser leur justesse. Je caricature un peu, mais cela montre bien que les psychanalystes ne sont pas très utiles dans ces débats.
Pour résumer : les psychanalystes progressistes ne sont pas progressistes parce qu'ils sont psychanalystes, mais parce qu'ils sont progressistes.

Enfin, la psychanalyse et la conception psychanalytique de l'humain, même purgées de leurs aspects les plus conservateurs, ne sont pas intrinsèquement progressistes pour autant. Par exemple, le dogmatisme, voire l'obscurantisme de certains psychanalystes et leur attachement à leur logique psychanalytique - que j'ai déjà eu l'occasion de critiquer dans d'autres articles - , favorisent une attitude anti-scientifique, ou une certaine "politique de l'autruche" (attitude qui peut s'étendre à une grande partie des sciences sociales) lorsque d'autres disciplines se développent en parallèle, sous couvert de dénonciation du libéralisme ou de dérives possibles. C'est le genre de position qui fragilise le camp progressiste au lieu de le renforcer ; en effet, au lieu de modifier son argumentaire au gré des découvertes, celui-ci reste arc-bouté sur une posture morale inefficace car sans conséquence, potentiellement en décalage avec son propre électorat.
De plus, mon point de vue - mais peut-être est-il dû à une mauvaise interprétation de ma part - est que la psychanalyse prend appui sur un cadre implicitement très "rousseauiste", dans lequel le Désir, le "Ça", est forcément bon ou créatif et le "Surmoi" source de contraintes. C'est une idée qui, si je me souviens bien, est partiellement contredite par de nouvelles découvertes en biologie et psychologie. Non, ce qui vient de l'intérieur de l'homme n'est pas forcément bon ; nos préjugés ne sont peut-être pas dus qu'à la façon dont nous avons été élevés, mais pourraient être présents en nous dès la naissance, voire avant.
Ce genre d'éléments invite fortement la gauche française à changer de paradigme par rapport aux questions de société, sans forcément changer de positions sur tout, mais au moins à reconsidérer l'importance de la société, des normes sociales, par rapport à ce qui nous permet de vivre ensemble. "Aller à l'idéal et comprendre le réel", disait Jean Jaurès. Seule une bonne image de la réalité nous permettra de rester progressistes, car l'utopie peut vite devenir réactionnaire.