29/01/2022

Anonymisme et anti-anonymisme

En termes de droits reproductifs, de dons de gamètes et d'accès à la procréation médicalement assistée, on peut distinguer globalement deux types de positions : l'anonymisme et l'anti-anonymisme[1] :

L'anonymisme

Au sens large, l'anonymisme désigne toute idéologie qui défend la possibilité légale de dons de gamètes et/ou d'accouchements anonymisés. Les anonymistes défendent des actes de naissance qui ne reflètent que la parenté sociale et n'indiquent pas l'identité des parents biologiques. De plus, iels tendent à s'opposer à ce que les donneurs de sperme soient considérés comme une sorte de « père », y compris dans le seul sens de « père biologique ».

Les anonymistes sont eux-mêmes divisés en deux camps principaux :

D'un côté, l'anonymisme « strict » défend la possibilité de dons de gamètes entièrement anonymes, sans possibilité d'accès à l'identité du donneur ou de la donneuse même après la majorité de l'enfant. En France, ce courant est représenté par les Gouines contre Nature, les SoignantEs pour la PMA, la Marche lesbienne, les députés PCF, Jean-Luc Mélenchon, Daniel Borrillo et Morgane Merteuil notamment (il y en a aussi à droite, peut-être même encore davantage qu'à gauche, mais étant donné qu'ils s'opposent à l'élargissement de la PMA, ils n'entrent pas dans le cadre de la présente analyse).

Au sein de ce courant, on peut distinguer les « pragmatiques » favorables à l'accès aux antécédents médicaux, au double-guichet et/ou à la légalité des tests ADN récréatifs (Le cinéma est politique, la frange « modérée » des anonymistes stricts sur Twitter ou Daniel Borrillo, par exemple[2]) des « ultra-strict-e-s », qui s'y opposent. Ce dernier courant est devenu très rare à l'heure actuelle, en dehors de (possiblement ?) Morgane Merteuil et de la frange « dure » du lesbianisme politique

Les « ultra-strict-e-s » considèrent qu'en matière de procréation, le droit de disposer de son propre corps doit être considéré comme absolu ; cependant, cet attachement affiché à la « libre disposition de son corps » peut être mis en doute, dans le sens où iels s'opposent à la légalisation des tests ADN et même, généralement aussi, au double guichet (ou ne font, au mieux, que le tolérer lorsqu'il existe). Iels considèrent aussi que le « récit biologique » doit être combattu à tout prix, peu importe les conséquences physiques ou psychologiques pour les enfants, en prônant le nivellement par le bas en termes d'accès aux antécédents médicaux, au prétexte que ceux-ci ne pourraient être garantis ailleurs non plus. Au final, la façon dont les « ultra-strict-e-s » utilisent le slogan « mon corps mon choix » a paradoxalement plus à voir avec la façon dont les anti-vax ont récupéré ce slogan qu'avec la façon dont celui-ci était traditionnellement utilisé par le mouvement féministe.

De l'autre côté, l'anonymisme « moderne » ou « modéré » (ou encore « originiste », l'originisme comprenant aussi l'anti-anonymisme) promeut un anonymat temporaire des dons de gamètes, généralement jusqu'aux 18 ans de l'enfant. En France, cette position est notamment défendue par l'ADFH, l'Inter-LGBT, Caroline Mécary, Martine Gross, Irène Théry et le gouvernement, avec plusieurs divergences toutefois. Le conseil de l'Europe défend aussi cette position

Les anonymistes « ultra-strict-e-s » (et même, généralement aussi, les « strict-e-s pragmatiques ») considèrent l'anonymisme « moderne » comme étant une forme d'anti-anonymisme déguisé et donc intrinsèquement misogyne et lesbophobe, parce qu'iels le voient comme un moyen d'insérer symboliquement des hommes dans les familles de lesbiennes. Cependant, il va de soi que les enfants n'ont nullement l'obligation de protéger la façon dont leurs parents envisagent leur famille (et penser le contraire permettrait de justifier n'importe quel genre de dérive familialiste, y compris réactionnaire) : de fait, l'anonymisme « ultra-strict » (et, dans une moindre mesure, tous les autres types d'anonymisme, y compris moderne) n'est plus une position tenable depuis la démocratisation des tests ADN récréatifs, malgré leur interdiction en France.

Quoi qu'il en soit, l'idée que l'anonymisme moderne serait intrinsèquement lesbophobe est une position très minoritaire, même si certaines personnes LGBT restent inquiètes par rapport à la quantité de donneurs disponibles en cas de « levée de l'anonymat », et penchent donc vers des positions anonymistes strictes en conséquence.

L'anti-anonymisme

De l'autre côté, l'anti-anonymisme est l'idéologie qui s'oppose à l'anonymisme. Les anti-anonymistes considèrent qu'une procréation médicalement assistée ne devrait avoir lieu qu'avec des donneurs dont l'identité serait disponible dès la naissance de l'enfant, et iels prônent généralement l'utilisation du terme « père biologique » (voire, dans certains cas, « père » tout court) pour désigner le donneur de sperme.

On peut diviser ce courants entre :

- les anti-anonymistes « réformistes », ou « modérés », qui promeuvent, à moyen terme, des réformes d'inspiration « anonymiste-moderne » (établissement d'un âge pour l'accès aux origines, puis abaissement progressif de ce dernier, au lieu d'une abolition immédiate de l'anonymat), et ne sont pas favorables à des actes de naissance qui inscriraient l'identité des parents biologiques de l'enfant en plus de celle de ses parents sociaux. En général, iels ne prônent pas activement l'utilisation de l'expression « père biologique » (même s'iels peuvent l'utiliser, à titre personnel, pour désigner leur géniteur).

- les anti-anonymistes « simples » ou « classiques » qui font activement campagne pour que l'identité du donneur soit accessible dès la naissance de l'enfant et/ou inscrite sur son acte de naissance, mais qui considèrent que le donneur n'est pas obligé de former une relation avec son enfant biologique dès ce moment-là. Iels cherchent à normaliser l'usage de l'expression « père biologique », mais sans la confondre ni la remplacer par celle de « père » tout court.

- les anti-anonymistes « radicaux » ou « absolus » qui considèrent que l'enfant doit pouvoir former dès sa naissance une relation avec son donneur, et que l'identité de ce dernier doit être systématiquement inscrite sur l'acte de naissance de l'enfant, en vertu d'une interprétation très stricte de l'article 7.1 de la Convention internationale des droits de l'enfant (« L'enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d'acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d'être élevé par eux » avec une définition de « parent » qui fait aussi référence aux parents biologiques). Ce sont d'ardent-e-s défenseurs de la formule « père biologique » et iels ont parfois tendance à confondre celle-ci avec celle de « père » tout court.

L'anti-anonymisme, surtout sous sa forme « radicale », est une idée plus controversée que l'anonymisme moderne. Elle est considérée comme beaucoup plus délicate à défendre sur le plan politique et, sauf sous sa forme la plus « réformiste », susciterait certainement une levée de boucliers massive, immédiate et générale de la part des parents d'intention, des donneurs, des banques de sperme et des personnalités politiques.

De leur côté, les personnes LGBT seraient (quasiment ?) unanimes à considérer l'anti-anonymisme « radical » comme une forme d'homophobie, puisque cette idéologie impose aux lesbiennes de devoir relationner directement avec des hommes pour procréer (fût-ce sans relations sexuelles directes), impose littéralement la présence de ces derniers dans leurs familles (ne serait-ce que par la présence de leur nom sur l'acte de naissance de leurs enfants), leur nie leur droit à vivre selon leur propre conception de la famille, même à titre temporaire, vide de son sens la notion d'homoparentalité dans le cadre d'une PMA et même la notion de choix de l'enfant, ne laissant à ce dernier aucun choix dans le fait de continuer à adhérer ou non à l'idéologie lesbienne-politique de ses parents lorsqu'elle existe, puisqu'il ne lui sera pas possible de grandir dans celle-ci.

Néanmoins, d'après un sondage datant de 2019, environ un quart des personnes homosexuelles partageraient des positions anti-anonymistes au sens large[3], une proportion largement comparable (voire supérieure) à celle de la population générale.

Malgré cela, les anti-anonymistes déclarés semblent peu nombreux en France, et sans véritable organisation politique. On peut notamment citer Jean-Pierre Rosenczveig, magistrat et expert des droits de l'enfant, hostile à l'accouchement sous X et partisan de l'accès à l'identité du donneur le plus tôt possible dans le cas d'un don de gamètes. C'était autrefois un anti-anonymiste « radical », aujourd'hui il serait plutôt « réformiste ».

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, l'association PMAnonyme n'est pas à strictement parler anti-anonymiste, mais anonymiste moderne (à moins de la considérer comme « anti-anonymiste réformiste », puisque, de fait, l'immense majorité de ses membres et de ses sympathisant-e-s le sont).

Ils sont plus nombreux dans d'autres pays, à cause des différences en termes de contexte politique. On peut notamment citer la Donor Conceived Alliance of Canada et le Donor Sibling Registry, qui sont tous deux, en pratique, des organisations « anti-anonymistes réformistes » (bien que philosophiquement, ce soient davantage des « anti-anonymistes classiques » exprimant parfois des sympathies pour la branche « radicale » du mouvement ; autrement, la première se situe davantage sur le plan politique et le second davantage sur le plan social et associatif). Le Donor Sibling Registry est d'ailleurs notable pour ses efforts, indéniables et continus, visant à favoriser les échanges et la communication avec le mouvement LGBT, bien que ses objectifs finaux (position stricte anti-anonymat, réforme des actes de naissance, langage utilisé) le situent dans le courant anti-anonymiste.

Encore aujourd'hui, les relations qu'entretiendraient certains mouvements anti-anonymistes avec des lobbies réactionnaires et homophobes restent un sujet de controverse. Je pense que pour en avoir le cœur net, il est avant tout essentiel de s'intéresser à la rhétorique de ces mouvements : s'ils font de réels efforts pour promouvoir la diversité des modèles familiaux et pour dialoguer avec la communauté LGBT, il n'est pas possible de leur accoler le qualificatif d'« homophobe ». Si, en revanche, la question est au minimum esquivée, cela devrait inciter à davantage de prudence, voire de méfiance.

Prenons Tangled Webs UK, un site web anglais anti-PMA[4] (et donc, par extension, anti-anonymiste « radical »), par exemple : non seulement celui-ci esquive entièrement la question LGBT, mais il considère les donneurs de sperme comme des pères à part entière, et même comme les « vrais » pères (sans même parler de « père biologique ») et s'inscrit totalement dans une vision bionormative de la famille.

Si l'association en question considère les hommes et les femmes comme différents et non-interchangeables dans le cadre de la famille, c'est encore pire, puisqu'on a alors affaire à une association explicitement anti-homoparentalité, donc homophobe.

Néanmoins, même dans le cas d'organisations supposées safe, il est nécessaire de faire preuve de vigilance, puisqu'on n'est jamais à l'abri d'une collaboration même ponctuelle avec un groupement que l'on sait explicitement réactionnaire. Cela ne signifie pas abandonner ces organisations pour autant, mais au minimum leur poser des questions sur les points qui nous apparaissent problématiques, le moment venu.

Diagramme représentant les différentes tendances chez un échantillon de 481 personnes conçues par don anglophones en 2020, extrapolées à partir de ce sondage (cliquer sur l'image pour la voir en plus grand). Notez que même chez les anonymistes « strict-e-s » (rouge et orange), moins du quart le seraient par conviction (beaucoup souhaitant en réalité pouvoir retrouver l'identité de leur donneur). Par ailleurs, il ne semble exister aucun-e anti-régulationniste de conviction parmi les sondé-e-s.

Pour information, j'ai aussi fait un tableur qui détaille les différences entre chacun des courants sur telle ou telle question, si jamais vous êtes intéressé-e-s.[5]

-----

[1]on peut aussi considérer que ces deux positions sont relatives et forment un spectre allant de l'anonymisme « ultra-strict » à des positions anti-PMA.

[2]Daniel Borrillo est peut-être davantage anti-régulationniste que pragmatique, en réalité. L'anti-régulationnisme est un courant dont les positions sur la question sont globalement libertariennes (possibilité de paiement des donneurs, double guichet, pas de limitation légale concernant le nombre d'enfants issus d'un seul don de gamètes, pas de règlementation concernant l'accès aux antécédents médicaux ni l'accompagnement des patients et des donneurs, mais légalité des tests ADN).

[3]en fait, d'après ce sondage, les personnes homosexuelles seraient plus nombreuses à être anti-anonymistes (26 %) qu'anonymistes strictes (21 %) ! Des proportions nettement inverses de celles des personnes n'ayant aucun homosexuel dans leur entourage (19 % et 31 %, respectivement).

[4]En théorie, il serait possible de s'opposer à la PMA sans être homophobe mais, pour l'instant, je n'ai jamais vu ni rencontré de personnes totalement opposées à la PMA et qui n'étaient pas au moins un peu, ne serait-ce qu'insidieusement homophobes. La PMA est l'une des seules façons pour les lesbiennes d'avoir des enfants ; si on l'interdisait, la seule façon pour elles d'avoir des enfants dont la parenté sociale serait reconnue serait de passer par l'adoption, qui offre des possibilités beaucoup plus limitées en comparaison. L'argument de la nécessaire unité du lien biologique et du lien affectif me paraît difficilement tenable autrement que par pure référence religieuse, et cet argument semble de toute façon contredit par une majorité de personnes concernées elles-mêmes. Si l'objectif est réellement de permettre aux enfants de maximiser la connaissance de leurs origines biologiques, pourquoi ne pas « juste » proposer de recourir exclusivement à des donneurs connus, ouverts à la possibilité d'une relation avec l'enfant, et dont le nom serait inscrit sur l'acte de naissance de l'enfant au même titre que celui de ses parents sociaux ? Ce serait une proposition déjà suffisamment radicale en soi, si bien que je ne me vois pas la défendre dans l'immédiat (ne serait-ce parce que cela évacuerait presque entièrement la notion de choix de l'enfant).

[5]Celui-ci se trouve sur mon drive pour le moment. Je le mettrais ici lorsque j'aurais le temps.