09/02/2013

Pour un scepticisme de la "voie moyenne"

Comme vous le savez, et on peut en effet le lire à beaucoup d'endroits différents sur la toile, le mouvement sceptique est aujourd'hui assez divisé.
Pour s'en rendre compte, il suffit simplement de faire un petit tour sur n'importe quel site ou blog sceptique régulièrement mis à jour, comme il y en a tant. Une des controverses les plus récentes concerne le mouvement de l'Athéisme plus (Atheism +) et ses rapports avec le féminisme. Je ne rentrerai pas dans les détails, le sujet étant déjà suffisamment couvert ailleurs.

Autrement, pour simplifier outrageusement, disons que d'un côté, il y a ceux qui appellent, sinon à une politisation, du moins à un traitement plus important des questions politiques par le mouvement sceptique actuel, et de l'autre, ceux qui ont une préférence pour un mouvement non politisé. Mais qui a raison, au fond ? Quelle devrait être la bonne démarche ?

En ce qui me concerne personnellement, je me positionne contre les deux extrêmes ; d'un côté, celui qui ne constituerait qu'un scepticisme hyper-restreint, par exemple qui ne s'intéresserait qu'à des sujets tels que l'existence du Bigfoot et les médecines alternatives ; de l'autre, ce que j'appelle l' "esprit critique à sens unique", incarné d'une part par le "scepticisme libertarien" à la Penn et Teller par exemple, qui considère comme une évidence le droit de propriété et ne le remet pas en question, d'autre part par le "scepticisme engagé à gauche" que j'envisage de façon assez stricte comme un scepticisme mis au service d'une idéologie de gauche (ou même, le plus souvent, d'extrême-gauche) qui n'est pas toujours posée de façon très explicite et pédagogique, et qui, là encore, est censée s'imposer à tous comme une évidence - alors qu'en réalité, c'est loin d'être le cas.
Je pense que c'est ce qu'est devenu à mon sens le toujours marginal CorteX qui, malgré des débuts intéressants, semble être devenu de plus en plus orienté au fil du temps ; cela semble aussi être le cas de Lazarus Mirages ; malgré certains passages très didactiques et pertinents pour les "non-initiés", d'autres restent malheureusement plus "orientés" et moins pédagogiques. Par ailleurs, Le Petit cours d'auto-défense intellectuelle de Normand Baillargeon, malgré sa qualité, sa pertinence et son utilité, là aussi pour le non-initié, tend également dans cette direction.

Le point commun de ces deux courants, par ailleurs diamétralement opposés, est de fonctionner en s'appuyant sur des dogmes implicites, non remis en question ; or, à mon sens, l'esprit même du scepticisme devrait être de remettre en question toutes les évidences qui s'imposent à nous, y compris en ce qui concerne nos opinions politiques ; tout le monde pourrait y gagner, puisque l'on pourrait trouver davantage de moyens et d'arguments pour défendre ses idées, et celles-ci seraient exprimées de façon plus pédagogique, plus ouverte et didactique.

Est-ce une raison suffisante pour ne pas parler de politique ? Evidemment, non. D'une part, certains sujets politiques devraient pouvoir unir tous les sceptiques : la défense de la liberté d'expression, de la laïcité et d'une éducation scientifique correcte (incluant la formation à l'esprit critique) en sont des exemples marquants. Et même les sujets du "scepticisme classique" peuvent occasionnellement être politisés. S'impose comme une évidence aujourd'hui, l'idée que les sceptiques doivent examiner critiquement les allégations testables des religieux, fût-ce au prix de critiquer directement les fondements d'une religion voire d'atteindre certains croyants eux-mêmes dans leurs convictions sincères et profondes.
Dans ce cas, pourquoi n'en serait-il pas de même avec la politique et l'économie ? Et par ailleurs, à mon sens, Ben King (repris sur ce point par PZ Myers), malgré l'aspect un peu extrême de sa rhétorique, a raison de poser la question suivante : Entre les homéopathes, les médiums et d'autres pseudo-scientifiques mineurs d'un côté, et tout le système politique et économique mondial de l'autre, lequel fait le plus de mal dans le monde ? Cette question devrait être considérée avec attention, car elle nous interroge sur un motif très particulier : au fond, pourquoi nous engageons-nous dans le scepticisme ? Parce que nous aimons cela ? Certes, mais répondre uniquement ainsi serait faire preuve de cynisme ; en réalité, pour la plupart d'entre nous, c'est parce que nous sommes sincèrement convaincus que cela rendra le monde meilleur ; dans ce cas, pourquoi ne pas rendre cet engagement à la fois plus utile, plus critique, plus concret, plus large (far-reaching en anglais) et plus incisif ?

Donc oui, dans ce contexte, il nous faut bel et bien parler de politique, à chaque fois que cela est approprié (par exemple concernant la laïcité, la liberté d'expression, mais pas uniquement) et, par ailleurs, remettre en question les dogmes des systèmes économiques et politiques actuels ne devrait pas être exclu.

En ce qui me concerne, je ne crois pas en la neutralité politique, en tout cas, tant que les sceptiques diront des choses qui heurteront les opinions politiques de certains. Mais je pense aussi qu'il y aura toujours des croyants tels que les arguments scientifiques et naturalistes seront sans effet sur leurs croyances, car ils trouveront toujours des ruses et préféreront toujours s'accrocher à leur vision du monde, quoi qu'il en soit, ou en tout cas, je ne pense pas que ça soit impossible ; et PZ Myers, en tentant de démontrer le contraire (à moins que j'aie mal compris), est pris au piège par le vocabulaire qu'il utilise, et sa position n'est peut-être finalement pas si éloignée de celle de Stephen Novella sur ce point.



Après ce petit bilan, je dirais donc que je suis favorable à un engagement sceptique, mais pas à un scepticisme engagé politiquement (au sens  de "mis au service d'une idéologie") ; et le cas échéant, je pense qu'il faut maintenir la nécessité de dissocier son engagement sceptique d'un engagement politique.

C'est pourquoi, pour exprimer mes idées politiques, je projette actuellement de le faire sur un autre blog où, je pense, celles-ci auront davantage leur place.

Voir aussi (en anglais) : http://theness.com/neurologicablog/index.php/bigfoot-skeptics-new-atheists-politics-and-religion/ écrit par Steven Novella, la réponse à http://freethoughtblogs.com/pharyngula/2013/01/27/a-common-complaint-i-hear-a-lot-nowadays/, lui-même la réponse au lien de Ben King que j'ai posté plus haut (pour la suite complète des échanges, voir au bas du post de Ben King).

Edit : Juste pour signaler que Jean-Michel Abrassart, du blog Scepticisme Scientifique, vient d'écrire un nouvel article à ce sujet, ici : http://scepticismescientifique.blogspot.be/2013/03/les-objectifs-du-mouvement-sceptique.html  Je vous invite à le lire, cela pourra alimenter votre réflexion.

Edit 2 : Voici le second article de JMA à ce sujet, que je vous invite également à lire : http://scepticismescientifique.blogspot.fr/2013/04/pourquoi-jai-fait-mon-deuil-de-lidee.html Et malgré la date à laquelle il a été écrit, non, ce n'est pas un poisson, rassurez-vous.

3 commentaires:

  1. très bon sujet, ça donne à réfléchir.
    Comme tu le dis, on "croit" au scepticisme parce qu'on pense que c'est une bonne marche à suivre pour la pensée... C'est déjà une forme d'engagement. Pas facile après d'éviter que cela dérive vers d'autres engagements comme ceux que tu cites.
    Et j'adore le passage ou tu cites Ben King. Ce qu'il dit et que tu rapportes est vraiment quelque chose qui fait réfléchir...

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  2. J'ai lu les différents échanges....
    Et je pense aussi que c'est une dérive d'utiliser le scepticisme pour la politique...
    Même si le système économique est critiquable, comme pleins d'autres choses, je ne comprend pas pourquoi la "communauté sceptique" devrait partir en croisade contre cela. Libre à chacun de le faire en tant qu'individu et d'utiliser pour cela ses connaissances de sceptique , mais pas plus.
    Quand on voit ce que dit Ben King , cité par Novella , sur la religion, on voit directement la dérive...
    J'y vois une instrumentalisation du scepticisme pour défendre une idéologie religieuse (l'athéisme) qui serait meilleur que la religion.

    Je suis athée, j'aime pas la religion, mais je suis aussi psy et je sais que la religion apporte toute une série d'éléments positifs à la vie de certains, peu importe que ça soit basé sur des croyances bidons ou pas.
    Démolir la religion avec des arguments sceptiques, c'est juste une fraude ou une manipulation intellectuelle. Les gens croient non pas parce qu'ils ont des raisons réfléchies mais parce que ça répond à des besoins. Partir en croisade contre la religion car Dieu n'existe pas, ça me parait être absurde, violent et intellectuellement indéfendable.
    Il faudrait d'abord prouver que la religion nuit à l'humanité, comme King le dit... Et c'est loin d'être si clair.
    Ce type devrait partir en son nom en guerre contre la religion s'il le souhaite, mais je ne vois pas vraiment ce qui justifie que tous les sceptiques le fassent. C'est la porte ouverte à toutes les dérives et instrumentalisations je trouve

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    1. Je vous rejoins sur ces points. Enfin, disons que ce qui me dérange le plus, ce n'est pas la religion en elle-même - j'ai une grand-mère catholique progressiste, donc je sais de quoi je parle -, mais (justement) son instrumentalisation politique et éventuellement certaines valeurs réactionnaires qu'elle véhicule, et le fait que des conflits finissent par émerger entre les dogmes religieux et les connaissances scientifiques, et que la transition entre les deux est souvent loin d'être évidente, comme on peut le voir aux Etats-Unis encore aujourd'hui.

      Donc en ce sens, la religion (ou au moins certains systèmes de croyances) est nuisible à l'humanité. notons que ce n'est peut-être pas vrai en tout temps, en tout lieu ; par exemple, Richard Dawkins voit la religion comme un "effet secondaire" négatif du fonctionnement psychique habituel de l'être humain, mais il est important de noter que c'est un athée particulièrement militant, et que d'autres auteurs évolutionnistes, parfois même athées, ont une vision un peu plus positive du rôle historique joué par la religion.

      Par ailleurs, il est important de noter à ce sujet l'échec flagrant des régimes "athées" du XXème siècle (qui n'ont pas échoué parce qu'ils étaient athées, d'ailleurs). A mon avis, cela a le mérite de rappeler que l'athéisme doit être une position à laquelle on est censé parvenir par le libre examen, pas à cause du respect pour l'autorité. Un régime qui veut "imposer" l'athéisme nie sa nature athée, quelque part, pour qu'il ait une raison de le faire, il doit être une forme de "faux athéisme" tel que je l'ai présenté dans un précédent article.

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