16/09/2019

S'opposer à l'anonymat des donneurs de gamètes est-il lesbophobe ?

Sur Twitter, il peut parfois être dangereux de défendre la levée de l'anonymat des dons de gamètes (que ce soit sur le plan légal ou même simplement moral). En effet, quels que soient notre niveau de « wokerie » personnelle, de prudence dans l'expression de nos propos ou de qualité de notre argumentation, une accusation infamante et tristement commune dans certains milieux vise à couper court à toute espèce de débat rationnel : celle de lesbophobie[1].

Les arguments avancés pour étayer cette accusations sont principalement les suivants :

D'une part, on ne parlerait d' « accès aux origines » que depuis la proposition d'extension de la PMA à toutes les femmes. C'est bien sûr faux, puisque cette revendication existe depuis bien plus longtemps que cela, et qu'on attendait une nouvelle révision des lois bioéthiques pour faire d'une pierre deux coups[2].

Ensuite, s'opposer à l'anonymat des donneurs reviendrait à vouloir restreindre le recours à la PMA pour les lesbiennes (voire à s'opposer à la PMA tout court, pour certaines d'entre elles). A long terme, ce n'est pas nécessairement vrai, et plusieurs études suggèrent même le contraire.

De plus, renoncer au don anonyme reviendrait à imposer une figure masculine aux couples de femmes et contribuerait à précariser ces familles. À vrai dire, on est quasiment dans la désinformation, à ce niveau-là. En effet, découvrir l'identité de son géniteur est un droit qui ne reviendrait qu'à l'enfant et que celui-ci ne pourrait exercer qu'à partir de ses 18 ans (c-à-d à sa majorité légale). On voit mal comment un exercice aussi tardif de ce droit pourrait précariser des familles, d'autant plus qu'à cet âge les enfants sont légalement majeurs, et que ce droit n'ouvre de toute façon aucune possibilité de filiation (on trouve parfois quelques anecdotes qui suggéreraient le contraire, mais elles sont, justement, relatives à un cadre juridique peu sécurisé).
À moins que, tout simplement, cette inquiétude n'ait comme unique source la peur de la liberté que pourraient avoir nos propres enfants dans la façon de concevoir leur famille.

Le prochain argument relève du plus pur déshonneur par association : en effet, le simple fait de parler de « levée de l'anonymat » constituerait une forme de concession honteuse à la rhétorique de La Manif Pour Tous. Comme suggéré dans un précédent article, certaines militantes radicales semblent être devenues allergiques à toute forme de rhétorique tournant autour de l'intérêt supérieur de l'enfant, et n'abordent la question des droits de l'enfant que sous l'angle de la whataboutery. Que LMPT instrumentalise les concepts de droits de l'enfant et de vérité biologique est une chose, mais depuis quand défendre les droits de l'enfant est-il devenu une idée de droite ?

Enfin, on peut noter un recours constant au faux dilemme : si on leur dit que les enfants conçus par don sont concernés par l'ouverture de la PMA et la fin de l'anonymat, cela signifie-t-il tout de suite que les lesbiennes cessent de l'être ? Et comment prétendre sérieusement que les enfants ne seront pas concernés par cette avancée (ce qui est clairement sous-entendu, parfois) ?

Un dernier point concerne le vocabulaire utilisé, mais j'y reviendrais.

Les questions qu'il faut se poser, face à ces accusations, sont les suivantes :

- Est-ce que le recours à un don anonyme concerne exclusivement les lesbiennes (ou, de façon équivalente, les bisexuelles, les non-binaires ou les hommes trans...) ?

- Est-ce que le recours à un don anonyme est universel chez les lesbiennes ?

- Est-ce que les partisans du droit d'accès aux origines ne s'opposent au don anonyme que pour les lesbiennes ?

Les réponses à ces questions sont, respectivement, non (trivialement), carrément non (par expérience : toutes les lesbiennes n'ont pas nécessairement recours à un donneur anonyme pour devenir mères, et beaucoup d'alternatives existent - donneur avec possibilité d'être connu à la majorité de l'enfant, donneur connu, co-parentalité, adoption, etc...) et non (par défaut, puisqu'à ma connaissance, il n'existe pas d'association de personnes conçues par don, même franchement réactionnaire, qui ne s'opposerait aux dons anonymes que pour les lesbiennes).

De fait, et contrairement à certaines désinformations répandues dans ces milieux, le projet de loi actuel prévoit la levée de l'anonymat pour tous les couples, y compris hétérosexuels. Certes, ceux-ci pourront toujours, naturellement et légalement, garder le secret sur la conception de leur enfant, mais bizarrement, les militantes radicales s'opposent aussi aux arrangements légaux qui pourraient permettre de rompre le secret chez les couples hétéros.

Autrement, il est dangereux de catégoriser tout un mouvement comme lesbophobe, à moins de bien savoir de quoi on parle ; de même qu'il est dangereux, pour les personnes en colère vis-à-vis de leur propre mode de conception, de penser (à tort) que toutes les lesbiennes soutiennent l'anonymat des donneurs, ou de croire que la lesbophobie (c'est-à-dire la haine) est une réponse appropriée face à l'anonymat des donneurs de gamètes. Le mouvement pour l'accès aux origines se doit de combattre et de détruire ce sentiment, dans les quelques rares recoins où celui-ci existe encore.

De plus, ce serait oublier que l'anonymat des dons de gamètes est depuis longtemps un sujet de débat actif au sein de la communauté LGBT elle-même, et qu'il y a été remis en question dans de nombreuses publications ces dernières années (que ce soit en France ou ailleurs), avec des articles faisant notamment la promotion de la recherche des relations génétiques (donneurs, demi-frères et sœurs biologiques, etc...) et/ou de la réglementation de l'industrie afin d'abolir l'anonymat des dons, y compris dans les pays qui y sont les plus attachés. En particulier, l'anonymat du don a été remis en question dès les origines de la conception avec tiers donneur et, notamment, dès que les LGBT ont eu accès aux techniques de procréation médicalement assistée. Ceux-ci ont d'ailleurs été des pionniers pour réclamer des dons de gamètes non-anonymes de la part de l'industrie de la fertilité. Par la suite, l'anonymat a été contesté par des personnes conçues par don, y compris LGBT elles-mêmes, y compris issues elles-mêmes de parents LGBT, y compris LGBT et issues de parents LGBT. 

De fait, n'importe quel enfant élevé par des parents LGBT peut se revendiquer comme queerspawn (néologisme anglo-saxon désignant les enfants élevés par des parents LGBT), qu'il y ait eu recours ou non à des donneurs anonymes. Dans ce contexte, promouvoir l'anonymat des donneurs alimenterait l'idée que seuls les enfants nés de dons anonymes seraient de vrais queerspawns, voire pire, qu'ils ne le resteraient qu'à la condition qu'ils ne retrouvent pas leur donneur, et donc qu'en quelque sorte les donneurs seraient, en réalité, les vrais parents de l'enfant.

De même, il n'existe aucune preuve (sauf rumination complotiste) que la levée de l'anonymat constituerait une quelconque menace pour l'existence de la communauté LGBT. En fait, prendre cet argument au sérieux reviendrait peu ou prou à affirmer que la communauté LGBT, en France, n'existerait même pas encore à l'heure actuelle, puisqu'elle n'a toujours pas accès à la PMA de façon légale. De plus, malgré l'anonymat, beaucoup de personnes (y compris des queerspawn) ont déjà découvert leurs donneurs grâce à des tests ADN. 

En réalité, l'anonymat des dons est une institution aux motivations principalement natalistes, qui a été initialement conçue par des hétérosexuels et pour des hétérosexuels. Certain-e-s LGBT se le sont par la suite approprié parce que c'était l'option la plus protectrice qui existait à l'époque d'un point de vue légal, mais elle a tout de suite été critiquée. Encore aujourd'hui, la plupart des lesbiennes qui ont recours à des dons anonymes le font soit par nécessité (l'anonymat étant imposé localement sur le plan légal), par recherche d'un certain profil de donneur (qui ne serait disponible que si le don est anonyme), par idée préconçue (notamment celle qu'elles seraient toujours mieux protégées, d'un point de vue légal), ou encore parce qu'elles craignent que l'accès aux origines ne soit pas garanti, beaucoup moins souvent par conviction idéologique profonde.

Dernier argument frappant, l'anonymat des donneurs va à l'encontre des valeurs que le mouvement LGBT a historiquement toujours défendues au cours de son existence : le droit des enfants à se forger leurs propres opinions, à exprimer leur personnalité, à vivre leur vie et à concevoir leur existence comme ils l'entendent, à disposer de leur corps (y compris, par exemple, en faisant des tests ADN), à ne pas craindre de se sentir rejetés ni jugés par leurs parents. L'anonymat ne libère pas les lesbiennes ; au contraire, il leur inflige une pression supplémentaire dans l'éducation de leurs enfants, en les forçant à se conformer à un modèle idéologique intenable.

Pour finir, j'aimerais terminer sur le mode de pensée à l'origine de cette accusation.


Comme déjà évoqué, celles qui en sont à l'origine ne conçoivent pas l'homosexualité comme une simple histoire d'attirances mais comme une idéologie (ce qui constitue déjà en soi un gros fantasme de LMPT, mais passons) et on pourrait même dire que certaines aspirent à en faire une religion, avec ses commandements (l'anonymat des donneurs) et ses blasphèmes (parler de « père biologique », par exemple).

Cette idéologie repose notamment sur l'idée que les lesbiennes (ou plutôt une vision fantasmée de ce que devraient être les lesbiennes, selon les adhérentes de cette idéologie) constitueraient le groupe ultime d'opprimées et se trouveraient donc, par là-même, au-dessus de toute critique éventuelle. Ainsi est rejetée l'idée que les lesbiennes puissent éventuellement être dominantes par rapport à d'autres groupes (suivant les courants et les circonstances, cela peut être les bisexuels, les pansexuels, les trans, les asexuels, les adeptes du BDSM, les personnes conçues par don...)

On a déjà trouvé ce syndrome ailleurs dans l'histoire, que ce soit en Union Soviétique ou en Israël, par exemple.

La diffusion de cette idéologie est favorisée par un certain entre-soi militant, caractérisé par un important sectarisme, et par une fermeture délibérée à la discussion rationnelle.

Néanmoins, faut-il encore le rappeler, cette idéologie reste très minoritaire, même parmi les mouvements LGBT, et découle d'une mauvaise interprétation de ce que constitue le fait d'être de telle ou telle orientation sexuelle. En fait, plus que de nous amener à infléchir nos positions, j'ai surtout l'impression que cette situation risque de favoriser la lesbophobie (la vraie) dans nos rangs, chez des personnes peu informées, si l'on n'y prend pas garde et si elles se laissent instrumentaliser par La Manif Pour Tous. C'est pourquoi, à cet égard, les conseils que j'ai donnés précédemment sont d'une importance fondamentale.

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[1]Pour une définition de la lesbophobie de la part d'une grande organisation engagée sur le sujet, voir par exemple ici.

[2]De fait, malgré certaines imperfections et notamment les tendances personnelles homophobes de certains parlementaires de centre-droit (qui ont d'ailleurs fini par voter contre le texte dans son ensemble, pour la plupart d'entre eux), il n'y a rien dans le texte de loi qui permette d'affirmer que la levée de l'anonymat aurait été motivée par des considérations lesbophobes (et si tel avait été le cas, l'extension de la PMA n'aurait probablement même pas été à l'ordre du jour).

La levée de l'anonymat est d'ailleurs une mesure qui a été ouvertement soutenue par de nombreux partis progressistes et même certaines associations LGBT, et initialement, c'est surtout la droite qui s'y est opposée, dans un premier temps.

Se demander si, malgré tout, cette coïncidence des deux mesures n'aurait pas été causée en partie (et inconsciemment) par des motivations lesbophobes sous-jacentes, c'est une interrogation légitime, mais cela mériterait probablement d'être le sujet d'un autre article.

(Quoiqu'il en soit, dans les pays où existe une homophobie d'Etat avérée (Russie, Pologne, Hongrie...), celle-ci se drape le plus souvent dans la protection des personnes de moins de 18 ans. Or, avec le projet de loi actuel, c'est précisément cette catégorie de personnes qui n'aura pas le droit de découvrir l'identité de son géniteur.)

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