31/12/2014

Pour une bioéthique de la troisième voie

Vous savez, si vous avez déjà lu d'autres articles de ce blog, que je m'intéresse d'assez près à la bioéthique. En particulier, je me suis rendu compte à quel point les débats à ce sujet pouvaient être assez complexes et pas toujours cohérents.

Pour résumer, on a :

- d'un côté, une position rigoriste, d'inspiration le plus souvent (mais pas toujours) religieuse et chrétienne en particulier, qui prend appui sur l'idée de respect de ce qui est perçu comme un ordre naturel.

- de l'autre, une position libérale-utilitariste qui affirme le primat de la liberté individuelle et le rejet de la transcendance.

Aucune de ces deux approches n'est pleinement satisfaisante, de mon point de vue. Toutes deux ont pour base un certain nombre de présupposés et sont dotées de leurs propres incohérences.

Je constate que dans un cas comme dans l'autre, il n'y a pas de véritable réflexion cohérente sur ce que signifie "naître dans de bonnes conditions", juste un vague argument employé de façon incohérente.

En réalité, le cœur de la première position, par exemple, n'est pas le rejet de l'eugénisme. D'une part, parce que, quoiqu'on en dise, permettre aux homosexuels d'avoir des enfants, c'est un peu le contraire de l'eugénisme ; on pourrait multiplier les exemples, d'ailleurs, parmi ceux qui sont le plus fréquemment cités. Il s'agirait plutôt de l'opposition à l'idée que les humains, plus généralement, se prennent pour Dieu ; l'appel à la responsabilité vis-à-vis d'enfants que l'on aurait pas forcément aimé avoir, ou la défense de la famille traditionnelle. Par ailleurs, je ne me reconnais pas dans l'approche religieuse sur l'avortement, qui me semble infondée d'un point de vue scientifique, et absolutiste sur le plan moral.

Quant à la seconde position, je la juge davantage compatible avec le libéralisme - sous sa forme "ultra" ou libertarienne - qu'avec la justice sociale ou des idées de gauche (puisqu'on n'y reconnaît pas de "droit-créance" en bioéthique, par exemple le droit à l'histoire personnelle). Il y a clairement là un échec de sa prétention égalitaire, et en exaltant la toute puissance de la volonté, elle nie l'histoire et la nature.

Maintenant, parlons de quelques exemples concrets où cette opposition peut être problématique :

Sur l'IVG et la PMA, les positions s'alignent souvent autour d'un axe qui oppose "respect de la vie" et « droit à disposer de son corps » ; mais bizarrement, de chaque côté, les partisans d'une position répondent aux critiques en utilisant le même argument : « Si X n'existait pas, tu ne serais pas né... » C'est là qu'apparaît un argument incohérent, de chaque côté du débat.

De même, beaucoup de « libéraux-utilitaristes » défendent une position maximaliste pour les droits des LGBT, alors que de plus en plus d'indices tendent à indiquer une base biologique à l'homosexualité, la question devient pressante. Maintenant, à mesure qu'une base biologique de l'homosexualité se précise, même les homosexuels vont peu à peu se sentir concernés par la pratique du diagnostic prénatal ; il ne devient alors plus possible de faire la politique de l'autruche, et il faut voir les questions en jeu.*

De plus, les opérations des intersexes à la naissance sont un phénomène préoccupant, en ce qui me concerne je suis contre cette atteinte à leur intégrité corporelle. Je voudrais qu'ils puisse garder la liberté de se forger une identité plus tard. Concernant leur « enregistrement », l'idéal serait de proposer un « troisième sexe », neutre, comme certains pays (tels que l'Allemagne ou l'Australie, par exemple) l'ont déjà fait, ou, à défaut, s'aligner systématiquement sur le sexe chromosomique et ce, quelque soit l'apparence des organes génitaux externes. A ma connaissance, aucun des deux grands courants bioéthiques n'a vraiment développé de vision vraiment cohérente sur ce sujet.

Je pense donc que c'est une espèce de « synthèse » qu'il faudrait effectuer. On peut se référer en cela à la Théorie dela Justice de Rawls, et en particulier le passage sur l' "eugénisme" selon Rawls : cela suppose de devoir laisser des libertés aux agents concernant les technologies de reproduction auxquelles il peuvent avoir accès. En fait, il s'agirait alors de concilier la liberté des agents (les parents) avec les droits des enfants et un souci de faire naître dans de bonnes conditions. Dans ce cas, certaines pratiques "eugéniques" sophistiquées deviendraient critiquables, mais pas en elles-mêmes, mais à cause d'une forme modérée du principe de précaution.

Mais les bases sociales du respect de soi (concept très important, selon Rawls) doivent aussi être respectées, ce qui implique la nécessité d'une réglementation. Le respect de soi selon Rawls est un bien premier, peut-être le bien premier le plus important, qui regroupe la confiance en soi et l'estime de soi, entre autres.

On peut faire une analogie de cette position avec le point de vue développé à la fin de la Théorie Générale de J.M. Keynes (comme vous le savez peut-être, je viens de l'économie, à l'origine) où celui-ci écrivait que ses théories interventionnistes avaient des « implications modérément conservatrices ». Ici, c'est l'inverse : au lieu d'implications modérément conservatrices, il s'agirait d'implications modérément progressistes, car le but de ce positionnement est de sauver le progressisme, pas de l'enterrer.

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* Il fut un temps où j'étais très "sceptique" vis-à-vis des diagnostics pré-nataux, mais j'ai changé d'avis sur le sujet. Interdire les diagnostics pré-nataux, en soi, n'améliorera pas le sort des personnes handicapées déjà vivantes, ni celles qui naîtront, c'est pourquoi je pense que ce n'est pas la bonne approche ni la priorité. Je pense que tous les couples ont droit à une information claire sur le sujet, afin d'être préparés au mieux et de profiter de ce temps supplémentaire au cas où ils voudraient garder l'enfant. C'est aussi parce que je suis contre l'essentialisme, qui est cette tendance à réduire la personne handicapée à son handicap, tout comme je suis contre la tendance à réduire la personne à son sexe, sa couleur de peau ou son orientation sexuelle. Cet essentialisme a tendance à déboucher sur des positions pro-« vie » concernant des sujets tels que l'avortement ou l'euthanasie, positions que je comprends mais dans lesquelles je ne me reconnais pas et avec lesquelles je suis en désaccord. Mais je suis d'accord que cette question du diagnostic pré-natal, si elle vient à se généraliser, pose des questions d'éthique qui pourraient s'avérer très difficiles à résoudre.




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