18/02/2013

Concernant une lettre ouverte à la ministre de la Santé

Sur le site du psychanalyste Michel Balat, a été publiée, il y a une semaine, une lettre d'un certain Collectif Autisme Sud-Ouest (aucun rapport avec le Collectif Autisme à l'échelle nationale, semble-t-il*), adressée à Marisol Touraine, ministre française de la Santé et des Affaires Sociales : http://www.balat.fr/Lettre-ouverte-a-Madame-la.html.

Cet article est intéressant, tant il montre à quel point les psychanalystes en sont dans leurs derniers retranchements argumentatifs, à force de reprendre toujours les mêmes points qui masquent à peine une logique purement corporatiste.


Commençons par le début :

Les choses sont posées par la critique franche du documentaire Le cerveau d'Hugo passé le 27 novembre dernier sur France 2 ; pour détailler un peu, celui-ci prenait la forme d'un docu-fiction au sujet de Hugo, un enfant autiste de haut niveau qui finit par devenir pianiste renommé, malgré ses grosses difficultés d'adaptation sociale. Le film, pour la première fois en France, donna la parole à plusieurs autistes et parents de familles différentes lors d'interludes durant le film. Vu par plus de 3 millions de personnes - sans compter ceux qui l'ont vu en replay -, il constitua également un record inattendu d'audience pour France 2. Il a été acclamé à peu près partout, et - je le précise à l'attention de ces psychanalystes -, y compris - et fort heureusement, d'ailleurs ! en fait, c'est loin de me déplaire - dans la presse de gauche (Télérama en tout cas, qui pourtant est plutôt pro-psychanalyse en général).

Ici, les auteurs se disent carrément "très choqués" par la diffusion du film ! A vrai dire, plusieurs d'entre nous s'attendaient à ce genre de réaction de la part de pro-psychanalyse, mais ils ont quand même pris leur temps : près de trois mois se sont écoulés depuis la diffusion du film, en effet...

On poursuit avec la défense de chapelle qui, par certains aspects, (et cela vaut aussi pour la suite) rappelle étrangement l'approche "Teach the controversy" et l'Intelligent Design à propos de l'enseignement de l'évolution aux Etats-Unis - de part l'invocation suspecte qui y est faite de l'explication "multifactorielle" ou du principe de "pluridisciplinarité" - auxquels je ne m'oppose pas fondamentalement, mais qui sont systématiquement employés avec des sous-entendus par les psychanalystes.  Par ailleurs, le fait d'attirer l'attention sur le cas des autistes "de bas niveau", s'il est probablement l'un des seuls mérites de l'article, est aussi une façade pour cacher la vacuité générale du contenu. En particulier, ce passage :

"Mais les personnes autistes que nous recevons dans nos établissements ne leur ressemblent en rien et continuent à rester en marge des études scientifiques comme des medias."

C'est peut-être vrai en France (encore que ! ce genre de phrase est à double tranchant, on peut en effet se demander si les psychanalystes eux-mêmes ne sont pas au moins partiellement responsables de cette situation), beaucoup moins dans un bonne partie du reste du monde grâce à des recherches scientifiques autrement plus abouties.

Le paragraphe accuse carrément la télévision de participer à la "falsification de la réalité" et dénonce une mystérieuse "cabale" - en fait une théorie du complot à peine voilée. La position, imparfaite certes, mais courageuse du documentaire et de la chaîne mériterait fort d'être saluée, plutôt que dénigrée de la sorte.

La lettre continue avec la dénonciation des pratiques de la HAS. De façon générale, lorsqu'elle critique des études (ou défend des théories), elle est extrêmement peu sourcée ; ses infos sont donc à prendre avec de grosses pincettes. Ils en profitent donc, comme d'habitude, pour faire une diversion bien pratique sur l'ABA et les thérapies comportementales en général, sans préciser qu'il ne s'agit pas des seules alternatives à la psychanalyse - alternatives qui ne sont jamais mentionnées, d'ailleurs. Une défense en bonne et due forme de la psychanalyse, en toute logique, aurait dû s'y attaquer.

Quant à l'ABA, comme d'habitude, elle est - mais je peux me tromper - décrite et critiquée telle qu'elle était pratiquée il y a 20 ou 30 ans, pas telle qu'elle est aujourd'hui. Ce glissement très maladroit vers le terrain de l'éthique m'amène également à aborder le sempiternel problème dit "de la paille et de la poutre" concernant ces questions, quand on lit par exemple la phrase suivante :

il n’en reste pas moins vrai que ce renforcement aversif (contrainte corporelle intensive) est encore en vigueur à l’heure actuelle et revendiqué pour son efficacité « dans les cas extrêmes »"

qui pourrait très bien s'appliquer au packing.

Et tout autant, par ailleurs, au sujet du manque de fiabilité des études menées, où les psychanalystes n'ont franchement pas de leçons à donner à leurs collègues comportementalistes, loin de là ! Cette lettre elle-même en est un exemple flagrant (voir la suite !), mais cela fait aussi partie de leur discours plus général...

La critique des comportementalistes emploie également un langage très chargé. A ce sujet, comme pour d'autres exemples similaires, il est intéressant de voir à quel point des défenseurs auto-proclamés de la liberté n'ont, en pratique, aucune idée de ce que ce mot signifie. Ainsi, le simple fait d'utiliser sa liberté d'expression pour critiquer le fait qu'une formation proposée ne corresponde pas aux recommandations de la HAS est assimilé à du totalitarisme !

Passons au prochain paragraphe :

"Nulle part, les experts n’évoquent l’angoisse, la souffrance psychique qui habitent ces sujets en permanence et ne la prennent en compte. On cherche à la juguler par ces programmes de conditionnement. La séquence fiction-réalité sur le jeune pianiste "Hugo" (France 2) montre bien pourtant ces bouffées terrifiantes qui assaillent ce garçon. N’aurions-nous donc rien d’autre à proposer que ce spray d’ocytocine pour favoriser ce lien à l’autre ? Ne voir que l’aspect neurologique de cette affection, d’ailleurs non encore prouvé même s’il est probable chez un certain nombre d’entre eux, ne justifie en rien le rejet d’une approche multifactorielle pour ces jeunes. On ne peut qu’être d’accord sur les volets cognitifs à travailler avec eux mais ne penser leur évolution qu’en termes de QI paraît bien réducteur de la personne. Nous soutenons qu’il est fondamental de redonner du sens aux actes, aux comportements, aux émotions, aux ressentis violents que ces patients nous expriment, de refaire du lien psychique, de les aider à habiter leur corps. Cela leur permet aussi de se sentir entendus et non objets de manipulation."

La première phrase est de toute évidence un mensonge flagrant. Les relations comorbides qui peuvent éventuellement exister entre l'autisme et l'anxiété, les troubles bipolaires ou la dépression sont bien connues et documentées. Le reste du paragraphe est un mélange grossier d'exagération (ou "strawman"), de ligne défensive, et de tendance à ne voir l'autisme que sous l'angle de la souffrance, c'est-à-dire de la pathologie et de la maladie.
On rencontre de nouveau l'idée que les psychanalystes auraient, quelque part, un "monopole" sur l'écoute du patient. C'est faux (l'idée que les TCC ne s'intéresseraient pas à cela est un mythe), et je peux même prouver que les psychanalystes ne peuvent être meilleurs que les autres à cette tâche. En effet, il n'existe pas d'écoute pure ; tout ce que l'on écoute, que l'on remarque, est donc forcément interprété à travers le prisme de théories. C'est par exemple le cas lorsqu'ils parlent de "faire du lien psychique" ou d' "habiter [un] corps", ou d'autres exemples plus lourds de conséquences. L'important est de savoir si la théorie est plus ou moins fidèle à la réalité, et comment elle pourrait être contredite par des observations ultérieures. Cette prétention des psychanalystes est donc tout simplement arrogante.

Pour revenir au passage sur la souffrance, je dirais que cette focalisation est le signe d'un état d'esprit conservateur (pensons à Boutin et ses homosexuels qui souffrent, lors des débats sur le PaCS), incompatible avec l'idée de neurodiversité. En fait, je pense qu'il faudrait en finir avec cette tendance, qu'elle vienne des psychanalystes - ou même des comportementalistes, d'ailleurs -, à ne voir dans l'autisme que la souffrance, alors qu'il faudrait surtout y voir une différence ; c'est complètement contre-productif et misérabiliste. En ce sens, le documentaire, par ses divers témoignages, est un vrai bol d'air.

La suite :

"Repensons plutôt le soin avec le triptyque "soin-éducation-scolarisation" qui ne déstructurerait pas l’institution soignante, déjà très ébranlée, ni le patient, ni les parents. Les soins dits "éclectiques" qui se pratiquent de plus en plus, faute de financement suffisant dans l’hospitalier et le médico-social sont dénoncés par la HAS comme étant inefficaces. Pourquoi ne pas redonner du souffle aux structures soignantes qui œuvrent dans la cohérence et non dans l’écartèlement auquel on ne peut que soumettre le sujet avec des approches aussi contradictoires ?"

Je suis assez surpris (ou pas ?) de ce raisonnement assez conservateur, jusque dans le vocabulaire utilisé. C'est dans ce genre de passage que ces psychanalystes révèlent leur vrai visage, corporatiste à souhait.

Je trouve aussi surprenant que de telles personnes censées dénoncer la normalisation défendent à ce point une logique de soin, qui suppose qu'il y a quelque chose à soigner, donc indirectement une logique de normalisation !

Le prochain paragraphe parle de ce que j'appelle les "ateliers d'occupation" ; j'avoue ne pas être suffisamment compétent à ce sujet, mais j'ai entendu dire que c'était un gros gâchis. Le début de la première phrase :

"Les approches qui s’inscrivent dans la lignée de la pensée pédopsychiatrique française et qui sont sans cesse remaniées en fonction des nouvelles théorisations"

C'est, là aussi, assez surprenant, à vrai dire. Qu'est-on censé comprendre, au juste ? Que la "pensée pédopsychiatrique française" mériterait d'être conservée justement parce qu'elle est française, ou plus adaptée au contexte national, à nos autistes à nous, qui ne sont pas les mêmes que dans les autres pays ? Ne peut-on pas qualifier cela de chauvinisme ou d'ethno-particularisme ? Ainsi, la France aurait sa propre vision des choses, ses propres traditions à respecter ? Par ailleurs, je suis content d'apprendre que ces théories sont "remaniées en fonction des nouvelles théorisations" mais j'aimerais bien qu'elles le soient aussi en fonction des nouveaux résultats...


"Des lieux spécifiques servent à l’apaisement des angoisses corporelles et à la structuration de l’image du corps, que nous sommes les seuls à avoir théorisée. Ils servent à les amener à passer de la sensation dans laquelle ils sont enfermés, à la représentation intériorisée du corps grâce au travail d’équivalences corporelles du dedans/dehors, de l’enveloppement, de la tenue, de l’inscription de souvenirs partagés, etc... ;"

Le fait qu'ils aient été les seuls à les avoir théorisés ne veut pas dire qu'ils ont raison. Encore un exemple parmi d'autres d'une version soft du syndrome de Galilée. Notez comment le packing est évoqué de façon subliminale, mais positive. De façon générale, ces personnes semblent avoir certaines difficultés à comprendre que ce n'est pas parce qu'ils théorisent quelque chose qu'ils ont raison à ce sujet, encore faut-il passer à l'épreuve des faits.


La scolarisation, les techniques éducatives (apprentissages, autonomie) et cognitives ne sont pas oubliées. Nombreux sont ceux qui utilisent le PECS ou le MAKATON (pas assez encore, sans doute) qui apaisent aussi ces patients en mal de communication. Ils en comprennent vite le sens, ce qui permet de mettre en place de vrais échanges. Ces techniques et d’autres approches cognitives qu’on peut adapter à chacun d’entre eux l’aident à structurer temps et espace et deviennent des outils précieux s’ils tiennent compte et du rythme et de l’intérêt du patient avant tout ;

Ce serait rassurant, si seulement c'était vrai (d'après mes infos, ça ne l'est pas)...

Le dernier petit paragraphe est au sujet des parents ; le contenu, pris littéralement, est en fait assez consensuel, mais on ne peut s'empêcher de penser au trope Suspiciously Specific Denial en le lisant, ce qui n'augure rien de bon.

La dernière grande partie est intitulée "un enjeu économique". On y lit des passages pour le moins surprenants, tels que :

"Nos techniques sont beaucoup moins coûteuses [qu'une certaine approche comportementaliste critiquée] et elles soignent, jour après jour tous ces patients, qu’ils soient Asperger, avec TED et (ou) troubles associés sensoriels ou neurologiques."


en parlant d'une prise en charge qui aurait été dénoncée par la HAS en 2012 ! On est carrément au niveau de l' Insane Troll Logic, là ! Je sais qu'il y en a que cela va faire rire ou pleurer, selon les cas...

Pour se défendre, ils s'appuient sur le même discours que d'habitude, concernant toujours les mêmes cas vaguement anecdotiques, sans jamais citer rien de concret.

Il est aussi absolument effarant de voir comment le paragraphe sur les pressions politiques peut être aussi aisément retourné. Il est en effet très tentant de voir ces psychanalystes comme étant l'égal des "lobbies" qu'ils prétendent dénoncer ; ou encore ce passage :

"Il s’agirait de rassembler et d’intégrer dans ces approches la totalité du sujet et non sa partie à rééduquer et qu’y soit reconnue la part souffrante de ces enfants [...]."

que l'on pourrait tout à fait transformer ainsi :

"Il s’agirait de rassembler et d’intégrer dans ces approches la totalité du sujet et non sa partie à soigner et qu’y soit reconnue la part capable de ces enfants [...]."

Le paragraphe suivant est plus ou moins hors-sujet, en tout cas je ne vois pas le rapport avec le reste du texte, personnellement.

Le dernier :

Pour toutes ces raisons, nous vous demandons, Madame la Ministre, de veiller à ce que la pression des lobbies évoqués plus haut n’empêche pas celle de notre propre lobby

Oups, ce n'était pas ça, excusez-moi... Il n'empêche que la phrase suivante (après celle-ci) est l'expression-même du corporatisme à l'état pur, qui se traduit ici par un attachement à un type particulier de profession même quand celui-ci n'est plus adapté aux nouveaux savoirs accumulés.

Ne nous méprenons pas : la déconsidération des psychologues du public (ou même de toute autre profession du public), est un problème réel, mais je pense qu'ils y apportent une mauvaise solution. Un peu de pédagogie, voire plus, sera certainement nécessaire, pour que s'installe l'idée d'une reconversion, d'un changement de paradigme, pour que les psychologues soient à la fois respectés et mis au service du public de la meilleure façon possible.

En effet, le mode de fonctionnement actuel, de part le type de savoir employé, très décalé par rapport aux autres pays (et à l'origine de véritables souffrances pour les familles), ne favorise pas le respect des psychologues, qui se sentent souvent visés personnellement alors que ce sont leurs théories qui seraient à remettre en question. Ils devraient réfléchir à cela, pour mieux comprendre la vraie situation à l'heure actuelle.


En résumé, on a donc affaire à un magnifique exemple de conservatisme corporatiste, qui dénonce de soi-disant complots, s'appuie sur des preuves anecdotiques, des faussetés flagrantes et de la pseudo-science, bourré d'hypocrisie (par exemple lorsqu'il s'agit d'écouter les autistes, sauf lorsqu'ils disent des choses qui ne correspondent pas aux théories que l'on défend ; ou le passage sur les preuves), qui défend le soin comme méthode de normalisation, et qui prône le "pluralisme" presque uniquement avec des théories qu'on a soi-même élaborées. On a donc affaire à un vernis, à un revêtement d'idéologie pour masquer un intérêt corporatiste peu avouable directement. Du grand art.

Il s'agira maintenant de mener la contre-attaque auprès de nos chers ministres, pour ne pas qu'ils se laissent abuser par ce genre de rhétorique facile, et faire entendre notre voix et celle de la science.



-----


* En fait, c'est très étrange : quand je tape "Collectif Autisme Sud-Ouest" dans Google, les premiers liens qui ressortent pointent vers une copie de cette lettre ouverte, ce qui suggère que cette entité n'existe pas réellement.

5 commentaires:

  1. merci aussi ....
    guitoune

    RépondreSupprimer
  2. oui...merci vraiment

    RépondreSupprimer
  3. A voir la suite des commentaires sur le blog de Michel Balat :

    A propos du rapport de la HAS et des manœuvres totalitaires qui ont suivi : un après, un pédopsychiatre objet d’une mutation forcée dans un CHU, du fait de sa conception pluraliste de l’autisme, sans bureau, sans secrétaire, sans équipe, sans les dossiers médicaux de ses patients. C’est une première interdiction professionnelle, avec un chef de service qui veut appliquer uniquement les recommandations de la HAS.

    RépondreSupprimer