Culturomics : Le Numérique et la Culture est un livre de Jean-Paul Delahaye et Nicolas Gauvrit (qui est un "allié" sceptique, très actif au sein du mouvement, que j'ai eu l'occasion de voir lors d'un hangout Google, et qui est derrière le blog Psymath), sorti aux éditions Odile Jacob en 2013.
Il aborde principalement la question de l'impact du numérique sur la culture et la perception de celle-ci, et comment cela, grâce à l'émergence de nouveaux outils, donne naissance à un nouveau champ d'études appelé culturomics en anglais, et c'est ce que ce livre se charge d'exposer. Il est très complet au niveau des graphiques et des statistiques utilisées, pour appuyer son argumentation sur de nombreux sujets : psychologie, éducation, linguistique, par exemple.
Je n'aborderai ici que le premier chapitre, intitulé La psychologie dans la littérature, puisque c'est celui qui est le plus en rapport avec la thématique de ce blog, quoique celui sur l'éducation ne soit pas loin derrière.
Comme le titre de ce chapitre le suggère, il traite à la fois de la fréquence de termes associés à la psychologie dans les textes, mais aussi des motifs psychologiques derrière la fréquence de certains termes.
Ainsi, la préférence pour le chiffre 7, par exemple, dans le monde occidental, a des causes sociales : l'importance que ce chiffre a dans la culture occidentale, que ce soit dans le christianisme ou le monde grec par exemple. Alors que des individus issus d'autres cultures donneront d'autres chiffres prototypiques, comme le 3 chez les Turcs ou le 9 chez les Nigérians.
On y apprend aussi que la psychologie dépend en partie de la géographie et de la culture, en particulier, qu'il existe des troubles psychiques propres à certaines cultures, on parle d'ailleurs de culture-bound syndrome à ce sujet. Deux d'entre eux sont cités dans ce chapitre : le premier, l'amok, désigne en Asie du Sud-Est un type de folie furieuse où le sujet atteint en vient soudainement à tuer le plus de personnes possibles (to run amok est d'ailleurs une expression passée dans le langage courant en anglais), et le koro, c'est-à-dire la peur irrationnelle d'avoir le pénis qui rétrécit, en Chine du Sud.
De même, la crise d'adolescence en Occident est due à des facteurs sociaux et non biologiques ; elle est quasiment inconnue dans de nombreuses régions d'Afrique.
La partie suivante montre que la part des mots les plus courants de notre langue reste étonnamment stable dans le temps, malgré toutes les évolutions techniques que nous avons connu depuis un siècle (et elles sont nombreuses).
Ensuite, le "biais de positivité" est évoqué : les termes à connotation positive sont en moyenne plus courants que ceux dotés d'une connotation négative. De même, la façon dont se construisent les prototypes dans certaines catégories, le rouge pour les couleurs, le A pour les voyelles, le canari pour les oiseaux (qui a donné son nom à l' "effet canari", pour rendre compte du fait que le canari n'est ni l'oiseau ayant le plus fort poids symbolique, ni le plus courant dans la vraie vie).
La partie d'après est également très éclairante et intéressante, puisqu'elle a pour thème le freudisme. On y apprend, sans grande surprise, que Freud est beaucoup plus connu que Skinner (fondateur du comportementalisme) et passe pour un des archétypes du grand savant au côtés d'Einstein et de Darwin, malgré ses manipulations et son manque de rigueur en général. La psychanalyse a en effet durablement marqué la société occidentale ; bien que Freud lui-même fût relativement conservateur ou, au mieux, modéré (en tout cas pas un révolutionnaire, d'un point de vue moderne), en plaçant la sexualité au centre de la vie psychique, la psychanalyse se plaçait à contre-courant du puritanisme judéo-chrétien qui n'osait pas aborder ces questions. Les auteurs se penchent donc sur l'hypothèse selon laquelle les idées psychanalytiques freudiennes auraient facilité la libération sexuelle : de ce point de vue-là, la causalité est beaucoup moins claire qu'on ne pourrait le penser. Il faut en effet voir qu'il y a deux phases du freudisme, pour résumer : la période des années 20 à 40 où Freud commence à gagner des disciples et à répandre ses idées, et la période à partir des années 50-60 où les idées psychanalytiques connaissent un regain d'intérêt, sous l'impulsion d'une nouvelle génération de psychanalystes et d'intellectuels qui reprennent leurs idées.
Si l'on regarde les graphiques, il y a bel et bien une corrélation entre la diffusion des concepts psychanalytiques et la libération sexuelle. Mais serait-ce dû au fait que la psychanalyse freudienne portait réellement en germe la libération sexuelle, ou que les auteurs de la libération sexuelle réutilisaient des concepts issus de la psychanalyse dans leurs écrits, en leur donnant une interprétation particulière ? Le livre penche plutôt vers la seconde hypothèse, à savoir que la libération des mœurs a été facilitée par une certaine relecture du freudisme (notamment de la part de Wilhelm Reich), qui n'avait au départ pas grand chose à voir avec les idées de Freud lui-même.
Le reste du livre est tout aussi intéressant, avec des chapitres sur la mesure de la notoriété sur Internet ou les statistiques linguistiques en général. En résumé, je vous conseille l'ouvrage car il est vraiment très bien fait, très lisible, émaillé de nombreux graphiques employés à bon escient pour appuyer l'argumentation, cela ne peut donc être que recommandé.
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