Je me suis intéressé aux rapports
qu'entretiennent la gauche et les handicapés, notamment en France où
ils
représentent tout de même 12 millions de personnes soit près de 20
% de la population, et il apparaît
clairement que ces relations ne sont ni faciles, ni évidentes.
Au début, je pensais naïvement que la
gauche avait fait davantage à l'égard des handicapés, comme pour
tout groupe désavantagé, mais les choses semblent être bien plus
complexes si l'on se penche sur l'histoire de la législation en
vigueur.
C'est en lisant l'entrée « handicap »
dans le Dictionnaire de la droite, que j'ai mieux compris. Les
principales lois sur le handicap en France (1975 et 2005) ont en
effet été votées par la droite. Il y a donc bien eu historiquement
une sous-implication relative de la gauche sur ces questions, par
rapport à la droite. Le livre en question reconnaît un caractère
« étonnant » à cette situation et à cette
préoccupation, et l'explique par le fait que le sujet devait tenir à
cœur à De Gaulle et à Jacques Chirac pour des raisons personnelles
et familiales, mais aussi grâce à l'influence de diverses idées
catholiques. J'y rajouterai peut-être des raisons sociologiques, démographiques et
électorales liées à cela : les personnes handicapées sont en
effet surreprésentées chez les personnes âgées et les familles
nombreuses catholiques, deux composantes importantes de l'électorat
de droite. Ou
peut-être est-ce que les handicapés font moins "peur" à
la droite conservatrice que les féministes, les immigrés ou les
homosexuels, qu'elle voit comme des menaces à la famille ou à la
Nation. Mais il ne faut pas se laisser leurrer : cette acceptation
est aussi due à un certain paternalisme.
Du côté de la gauche, on peut
supposer que celle-ci se trouvait déjà « surchargée »
question groupes minoritaires à défendre, et qu'elle a aussi eu
plus ou moins de mal à penser la question (j'y reviendrai). En
effet, les
mouvements de gauche s'engagent souvent, à raison d'ailleurs, pour
défendre les droits des femmes, des immigrés, des LGBT par exemple.
On
peut aussi comparer cette situation au vote contre les modifications
constitutionnelles de 2008, où la gauche a voté contre des idées
qu'elle était censée défendre ; ou encore, au vote contre la taxe
Tobin par les députés européens d'extrême-gauche.
Bien sûr, tout de même, on trouve des
convergences entre la gauche et les handicapés, sur de nombreux
points (sur le social, l'insertion sur le marché du travail, entre
autres ; côté groupements, on peut citer les sourds socialistes, proches du PS, et il y a tout de même une
grande partie des personnes handicapées qui votent à gauche, bien
sûr), mais il y a aussi de réels points de convergence avec
certains courants de la droite, à ne pas sous-estimer.
C'est récemment la lecture d'un article (et celui-ci, plus court) sur la situation américaine en 2004 (pourtant très
différente de la situation française d'aujourd'hui) qui me l'a
confirmé.
Je traduirai éventuellement certains
passages que je trouve important. Ce qu'on remarque à sa lecture,
c'est qu'il y a dans ce mouvement une sympathie plus ou moins
importante pour des idées "pro-vie" (anti-avortement
thérapeutique et anti-euthanasie, pour faire simple), entre autres,
et éventuellement pour des idées sécuritaires,
conservatrices, voire libérales
– certains mouvements pro-handicapés ont en effet critiqué
l'état-providence comme créateur de dépendance, même si ce n'est
pas nécessairement une position majoritaire.
Je le dis tout de suite, je ne m'y
reconnais pas là-dedans, je tiens à le préciser. De conviction, en
effet, je suis plutôt du genre progressiste et libertaire. Je suis
personnellement sceptique par rapport à ce genre d'idées, en effet
je me sens plus attaché à la notion d'autonomie individuelle telle
que défendue ici par Michael Berubé, et je suis ainsi favorable au
suicide assisté et au dépistage prénatal (sous certaines
conditions très strictes bien entendu) ; c'est là que se situe
mon désaccord vis-à-vis des mouvements pro-handicapés décrits
dans cet article. Le raisonnement qui sous-tend leur opposition au
suicide assisté me semble relever d'un essentialisme dangereux (mais
encore une fois, c'est pour le même genre de raison que je me suis
opposé à l'abolition de la prostitution, ce qui pourra faire dire à
certains que ce n'est pas l'homme de gauche qui écrit ici mais le
libéral-social).
La lecture de cet article m'aura au
moins appris une chose : que c'est une erreur commune dans la
gauche française de ne voir l'euthanasie que comme une question
strictement religieuse, alors qu'elle n'est, au fond, pas plus
évidente que peuvent l'être la prostitution ou les mères
porteuses, dans un autre genre.
Autrement, les remarques qui sont
issues de cet article sont largement valables en France aussi.
Peut-être même davantage, car à
cela s'ajoutent, pour la France, d'autres problèmes additionnels :
- D'une part, la présence d'une droite
sociale, d'inspiration gaulliste ou démocrate-chrétienne, comme
ailleurs dans d'autres pays en Europe. Je l'ai déjà évoqué.
- Aussi, bien évidemment, l'influence
de la psychanalyse, notamment concernant la vision de l'autisme.
Hélas, il s'agit d'une influence encore forte sur la gauche
française à l'heure actuelle.
-
Également, et c'est un point très lié
au précédent : le fait que la gauche soit associée aux
fonctionnaires et au « conservatisme » ou à
l'immobilisme réel ou supposé de leurs milieux, notamment dans
l'éducation nationale. En effet, dans l'esprit de nombreuses
personnes, à cause de certains événements récurrents, la gauche –
ou plutôt l'extrême-gauche, en pratique – est associée à la
défense des intérêts des fonctionnaires et des employés publics
avant celui de la qualité de leur service (c'est une tendance à
laquelle je m'oppose). Et c'est aussi en France que le clivage
public/privé est le plus important, sur le plan politique. Comme
exemple de tension que cela entraîne, un amendement proposé à la
réforme Peillon de l'éducation a été très mal perçu par les
associations pro-handicapés. Cet amendement a finalement été
abandonné.
-
Enfin, et c'est un point beaucoup plus fondamental selon moi :
l'immense difficulté, voire l'incapacité franche d'une grande
partie de la gauche française à, tout simplement, penser la
différence biologique, qui serait forcément synonyme d'inégalité
et de hiérarchie – ce qui, dans les faits, est une sorte de
prophétie auto-réalisatrice, puisqu'on reconnaît implicitement des
sources légitimes d'inégalités et de hiérarchies –, alors que
c'est un point à côté duquel on ne peut pas passer concernant le
handicap (même lorsque, comme moi, on adhère au modèle social du
handicap). Une bonne partie de l'opposition à la loi de 2005 vient
de là, à mon avis. J'ai déjà critiqué ce type de raisonnement
dans un autre article. Un aspect révélateur de cet état d'esprit
est que, dans la pensée de gauche française, les différences
biologiques sont systématiquement minimisées, ce qui peut mener
certains courants de gauche à prôner une « politique de
l'autruche » sur ces questions (par exemple, enlever le mot
« race » de la constitution n'enlèvera pas le racisme).
C'est à mon avis pour cette raison précise que, contre toute
logique (et, notoirement, à l'inverse de la gauche américaine par
exemple), beaucoup dans la gauche française, encore aujourd'hui,
rejettent l'idée d'une origine biologique au moins partielle de
l'homosexualité. J'ai écrit un article à ce sujet.
Pour résoudre ce point-là, on peut se
tourner vers le modèle social du handicap et les disability
studies (étant donné qu'en tant que cultural studies, il
s'agit donc du même genre de concept que les gender studies,
ce devrait donc être une arme très efficace contre la droite).
On le
voit, la gauche ne devrait en aucun cas négliger la question.
D'abord parce que les handicapés, victimes de discriminations,
notamment sur le marché du travail, sont autant, voire plus que les
autres, victimes du néolibéralisme ; c'est ce qu'explique aussi
l'article que j'ai mis ici en lien. Ensuite, la démographie de la
France et le vieillissement de la population suggère que la question
acquerra de plus en plus d'importance à l'avenir. Enfin, il
s'agirait aussi de résister et de faire contrepoids à
l'instrumentalisation de la question par une grande partie de la
droite catholique, par exemple en admettant qu'il n'est pas
particulièrement moral d'avorter un enfant spécifiquement parce
qu'il est trisomique, contrairement à ce que pensent beaucoup de
laïcs, par exemple Dawkins ou Philippe Dor ; et c'est non seulement
Michael Berubé, mais PZ Myers qui m'a suggéré cette idée, il
n'est donc pas qu'un gros athée bourrin. La progression des
connaissances concernant la part biologique de l'homme est aussi ce
qui doit rendre la question pressante pour tous, comme je l'ai déjà
suggéré dans un précédent article.
Pour
terminer, peut-on simplement espérer une gauche qui, sans angélisme
ni utopisme, sans même nécessairement compromettre ses importantes
valeurs d'autonomie individuelle et personnelle, défende tous les
opprimés quels qu'ils soient et se batte pour l'égalité et la
justice, tout simplement ? L'article suggère que c'est loin d'être
facile ni évident et détaille pourquoi, mais on peut toujours
espérer...