27/08/2014

La gauche et les handicapés (partie 1 ?)

Je me suis intéressé aux rapports qu'entretiennent la gauche et les handicapés, notamment en France où ils représentent tout de même 12 millions de personnes soit près de 20 % de la population, et il apparaît clairement que ces relations ne sont ni faciles, ni évidentes.

Au début, je pensais naïvement que la gauche avait fait davantage à l'égard des handicapés, comme pour tout groupe désavantagé, mais les choses semblent être bien plus complexes si l'on se penche sur l'histoire de la législation en vigueur.
C'est en lisant l'entrée « handicap » dans le Dictionnaire de la droite, que j'ai mieux compris. Les principales lois sur le handicap en France (1975 et 2005) ont en effet été votées par la droite. Il y a donc bien eu historiquement une sous-implication relative de la gauche sur ces questions, par rapport à la droite. Le livre en question reconnaît un caractère « étonnant » à cette situation et à cette préoccupation, et l'explique par le fait que le sujet devait tenir à cœur à De Gaulle et à Jacques Chirac pour des raisons personnelles et familiales, mais aussi grâce à l'influence de diverses idées catholiques. J'y rajouterai peut-être des raisons sociologiques, démographiques et électorales liées à cela : les personnes handicapées sont en effet surreprésentées chez les personnes âgées et les familles nombreuses catholiques, deux composantes importantes de l'électorat de droite. Ou peut-être est-ce que les handicapés font moins "peur" à la droite conservatrice que les féministes, les immigrés ou les homosexuels, qu'elle voit comme des menaces à la famille ou à la Nation. Mais il ne faut pas se laisser leurrer : cette acceptation est aussi due à un certain paternalisme.

Du côté de la gauche, on peut supposer que celle-ci se trouvait déjà « surchargée » question groupes minoritaires à défendre, et qu'elle a aussi eu plus ou moins de mal à penser la question (j'y reviendrai). En effet, les mouvements de gauche s'engagent souvent, à raison d'ailleurs, pour défendre les droits des femmes, des immigrés, des LGBT par exemple. On peut aussi comparer cette situation au vote contre les modifications constitutionnelles de 2008, où la gauche a voté contre des idées qu'elle était censée défendre ; ou encore, au vote contre la taxe Tobin par les députés européens d'extrême-gauche.

Bien sûr, tout de même, on trouve des convergences entre la gauche et les handicapés, sur de nombreux points (sur le social, l'insertion sur le marché du travail, entre autres ; côté groupements, on peut citer les sourds socialistes, proches du PS, et il y a tout de même une grande partie des personnes handicapées qui votent à gauche, bien sûr), mais il y a aussi de réels points de convergence avec certains courants de la droite, à ne pas sous-estimer.

C'est récemment la lecture d'un article (et celui-ci, plus court) sur la situation américaine en 2004 (pourtant très différente de la situation française d'aujourd'hui) qui me l'a confirmé.

Je traduirai éventuellement certains passages que je trouve important. Ce qu'on remarque à sa lecture, c'est qu'il y a dans ce mouvement une sympathie plus ou moins importante pour des idées "pro-vie" (anti-avortement thérapeutique et anti-euthanasie, pour faire simple), entre autres, et éventuellement pour des idées sécuritaires, conservatrices, voire libérales – certains mouvements pro-handicapés ont en effet critiqué l'état-providence comme créateur de dépendance, même si ce n'est pas nécessairement une position majoritaire.

Je le dis tout de suite, je ne m'y reconnais pas là-dedans, je tiens à le préciser. De conviction, en effet, je suis plutôt du genre progressiste et libertaire. Je suis personnellement sceptique par rapport à ce genre d'idées, en effet je me sens plus attaché à la notion d'autonomie individuelle telle que défendue ici par Michael Berubé, et je suis ainsi favorable au suicide assisté et au dépistage prénatal (sous certaines conditions très strictes bien entendu) ; c'est là que se situe mon désaccord vis-à-vis des mouvements pro-handicapés décrits dans cet article. Le raisonnement qui sous-tend leur opposition au suicide assisté me semble relever d'un essentialisme dangereux (mais encore une fois, c'est pour le même genre de raison que je me suis opposé à l'abolition de la prostitution, ce qui pourra faire dire à certains que ce n'est pas l'homme de gauche qui écrit ici mais le libéral-social).

La lecture de cet article m'aura au moins appris une chose : que c'est une erreur commune dans la gauche française de ne voir l'euthanasie que comme une question strictement religieuse, alors qu'elle n'est, au fond, pas plus évidente que peuvent l'être la prostitution ou les mères porteuses, dans un autre genre.

Autrement, les remarques qui sont issues de cet article sont largement valables en France aussi. Peut-être même davantage, car à cela s'ajoutent, pour la France, d'autres problèmes additionnels :

- D'une part, la présence d'une droite sociale, d'inspiration gaulliste ou démocrate-chrétienne, comme ailleurs dans d'autres pays en Europe. Je l'ai déjà évoqué.

- Aussi, bien évidemment, l'influence de la psychanalyse, notamment concernant la vision de l'autisme. Hélas, il s'agit d'une influence encore forte sur la gauche française à l'heure actuelle.

- Également, et c'est un point très lié au précédent : le fait que la gauche soit associée aux fonctionnaires et au « conservatisme » ou à l'immobilisme réel ou supposé de leurs milieux, notamment dans l'éducation nationale. En effet, dans l'esprit de nombreuses personnes, à cause de certains événements récurrents, la gauche – ou plutôt l'extrême-gauche, en pratique – est associée à la défense des intérêts des fonctionnaires et des employés publics avant celui de la qualité de leur service (c'est une tendance à laquelle je m'oppose). Et c'est aussi en France que le clivage public/privé est le plus important, sur le plan politique. Comme exemple de tension que cela entraîne, un amendement proposé à la réforme Peillon de l'éducation a été très mal perçu par les associations pro-handicapés. Cet amendement a finalement été abandonné.

- Enfin, et c'est un point beaucoup plus fondamental selon moi : l'immense difficulté, voire l'incapacité franche d'une grande partie de la gauche française à, tout simplement, penser la différence biologique, qui serait forcément synonyme d'inégalité et de hiérarchie – ce qui, dans les faits, est une sorte de prophétie auto-réalisatrice, puisqu'on reconnaît implicitement des sources légitimes d'inégalités et de hiérarchies –, alors que c'est un point à côté duquel on ne peut pas passer concernant le handicap (même lorsque, comme moi, on adhère au modèle social du handicap). Une bonne partie de l'opposition à la loi de 2005 vient de là, à mon avis. J'ai déjà critiqué ce type de raisonnement dans un autre article. Un aspect révélateur de cet état d'esprit est que, dans la pensée de gauche française, les différences biologiques sont systématiquement minimisées, ce qui peut mener certains courants de gauche à prôner une « politique de l'autruche » sur ces questions (par exemple, enlever le mot « race » de la constitution n'enlèvera pas le racisme). C'est à mon avis pour cette raison précise que, contre toute logique (et, notoirement, à l'inverse de la gauche américaine par exemple), beaucoup dans la gauche française, encore aujourd'hui, rejettent l'idée d'une origine biologique au moins partielle de l'homosexualité. J'ai écrit un article à ce sujet.

Pour résoudre ce point-là, on peut se tourner vers le modèle social du handicap et les disability studies (étant donné qu'en tant que cultural studies, il s'agit donc du même genre de concept que les gender studies, ce devrait donc être une arme très efficace contre la droite).

On le voit, la gauche ne devrait en aucun cas négliger la question. D'abord parce que les handicapés, victimes de discriminations, notamment sur le marché du travail, sont autant, voire plus que les autres, victimes du néolibéralisme ; c'est ce qu'explique aussi l'article que j'ai mis ici en lien. Ensuite, la démographie de la France et le vieillissement de la population suggère que la question acquerra de plus en plus d'importance à l'avenir. Enfin, il s'agirait aussi de résister et de faire contrepoids à l'instrumentalisation de la question par une grande partie de la droite catholique, par exemple en admettant qu'il n'est pas particulièrement moral d'avorter un enfant spécifiquement parce qu'il est trisomique, contrairement à ce que pensent beaucoup de laïcs, par exemple Dawkins ou Philippe Dor ; et c'est non seulement Michael Berubé, mais PZ Myers qui m'a suggéré cette idée, il n'est donc pas qu'un gros athée bourrin. La progression des connaissances concernant la part biologique de l'homme est aussi ce qui doit rendre la question pressante pour tous, comme je l'ai déjà suggéré dans un précédent article.


Pour terminer, peut-on simplement espérer une gauche qui, sans angélisme ni utopisme, sans même nécessairement compromettre ses importantes valeurs d'autonomie individuelle et personnelle, défende tous les opprimés quels qu'ils soient et se batte pour l'égalité et la justice, tout simplement ? L'article suggère que c'est loin d'être facile ni évident et détaille pourquoi, mais on peut toujours espérer...